Le far dans le sac

On a un peu remonté le temps. On a pris les voitures et tracé vers l’ouest.
On est venus dans cette région, sur les terres de cette copine, tant qu’il en était encore temps.
On est juste venus, à quelques amis, pour voir ce coin de France qu’on ne connait pas. Maintenant et pas plus tard parce qu’ensuite il sera un peu tard. L’appartement de la grand-mère est vide. Il sera vendu.

On est venus pour prendre l’air de ce coin de mer, découvrir deux jolies villes, passer un moment ensemble.

On loge dans un joli appartement de grand-mère, spacieux. On croirait mamie absente pour quelques minutes à peine. Sans la connaître on parierait même que son odeur y flotte encore.

Le mobilier évoque une vie. Des styles, des âges, tu comprends qu’ils en ont vu, ces fauteuils et canapés, ce secrétaire et ce buffet. Bibelots, photos de famille aussi. La copine, sa soeur, son frère, les derniers-nés de la famille. Les parents de la copine. Le père de la copine aussi. Ah non, ce n’est pas lui. C’est un beau mec, on jurerait reconnaître le père de la copine avec 40 ans de moins mais c’est son père, au père. C’est le mari de mamie. Le grand-père de la copine. Une photo qui s’efface, qui a jauni, et un sourire presque timide, avec quelque chose de tendre. Il y a quelque chose dans son regard qui te saisi. Tu le regardes. Tu ne sais pas depuis combien de temps tu le regardes, et tu ne sais plus depuis combien de temps il n’est plus là. Assez longtemps, d’ailleurs il n’a jamais connu cet appartement.
Il ne t’a jamais rencontré, toi, tu es là à le regarder.
Tu plonges dans son regard et il y a toute une vie derrière, qui n’est plus.

Mamie a quitté l’appartement sans préparation, après une chute et quelques complications. Elle habite tout près maintenant. Dans une « maison ». Avec d’autres « vieilles personnes » comme elle dit. Comme elle nous a dit. On est allés lui rendre visite. Elle entend parler de nous depuis longtemps. Il faut dire que la copine, on la fréquente de puis vingt ans. Vingt ans sans nous lâcher, jamais.

Alors forcément, mamie a entendu parler de nous et avait envie de nous croiser.  Alors on a payé notre visite, on est allés boire le porto.

En un peu plus d’une heure on a un peu remonté le temps. On s’est retrouvé après guerre, dans les ruines de Saint-Malo. Dans la campagne du coin. Ca sentait le gallo, le breton et le kig ha farz. D’ailleurs on a parlé cuisine. Et temps qui passe. De voyages dans telle région, et de voyages qu’on ne fait plus. De ce foyer où on est bien, depuis quinze jours, et où tout le monde est sympa, où tout est agréable. Où on mange si bien.

De ce studio simple aussi, qu’elle aurait voulu presque monacal, parce que… « Il faut apprendre à se détacher » nous dit-elle. Est-ce qu’elle parle seulement des biens ? Pas sûr.

On plaisante, on parle du far, de la pluie et de la plage. J’ai l’impression d’être au bout d’une vie, comme en conclusion.
On se quitte, heureux d’avoir passé un moment drôle et touchant. D’avoir rencontré une belle personne.

On se dit « au revoir », un au revoir qui n’a pas de sens.

Je me dit qu’un jour je penserai aussi à ce voyage que j’ai fait, dans le temps, et à mon premier emploi, à mon premier appartement, à mon premier réchaud.
Un jour moi aussi je regarderai par la fenêtre en me souvenant.

« My body is a cage
that keeps me from dancing
with the one I love,
but my mind holds the key. »
My Body is a Cage – Arcade Fire

Un jour moi aussi je regarderai par la fenêtre en me souvenant, et j’aurai appris à me détacher.

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