Il faut qu’on parle

Ce repas n’a l’air de rien. Il n’y a pas eu d’annonce, pas de prétexte, pas de programme. Jute un rendez-vous. On s’est retrouvés ainsi, et on débute avec des banalités autour du menu.

Assez vite, il me raconte comment il imagine l’avenir. C’est son avenir mais il me le raconte, à moi. C’est son avenir, celui qu’il imagine, mais c’est l’avenir qu’il imagine pour nous, car il y a une place pour moi dans ce futur. J’essaie de m’y projeter. J’essaie de comprendre ce futur. J’essaie de visualiser ma place, dans ce futur là, à mesure qu’il le met en mots, de jauger si ça me semble solide.

J’essaie de faire cette projection mais dans le fond, mon espoir est mince. Je me sens déjà un peu las de ces paroles. J’ai le sentiment qu’elles arrivent peut-être un peu trop tard, mais, surtout, j’ai déjà entendu tout ça, ou presque. Je l’entends me dire des choses que je ne savais pas, me donner des informations nouvelles ; les paroles sont nouvelles, et pourtant c’est une musique que j’ai déjà entendue.
Je l’entends parler de nous en ayant cette sensation de m’en sentir déjà pratiquement étranger. Je me sens coupable. Je ne voudrais pas avoir déjà fait le deuil de notre relation avant de l’avoir entendu, jusqu’au bout. Avant d’avoir pris le temps d’y réfléchir. Avant de lui avoir donné sa chance. Est-ce que j’ai déjà abandonné ? Est-ce que je ne veux plus l’écouter ? Ai-je déjà trop rêvé d’ailleurs que je puisse plus désirer ce qu’il me promet ? Est-ce que cette autre histoire qui m’habite est une façon de me détourner de lui ? Le fruit de mes colères ? Le fruit de mes déceptions ? Je ne le pense vraiment pas. Mais je ne voudrais pas ne pas m’être posé la question. Ne pas avoir interrogé ma capacité à être là, pour lui, pour l’entendre, vraiment.

Je prends le temps. Je mobilise l’énergie pour lui redire les choses. Pour lui redire que je suis mal dans notre histoire depuis trop longtemps. Que chaque jour, depuis plus d’un an au moins, chaque jour est difficile. J’ai déjà dit comment je pensais qu’on pouvait s’y prendre autrement. J’ai déjà dit qu’il allait falloir fonctionner autrement. Que je ne pouvais pas être toujours cantonné aux mêmes tâches, relégué, que j’avais besoin de temps pour moi, de temps pour rêver, et puis aussi pour me tourner vers l’avenir.

Alors je prends ce temps et je mets en oeuvre cette énergie, encore une fois, par respect pour lui, par respect pour nous, et parceque sinon tout ça n’a guère de sens. Je fais cet effort pour remettre les idées en ordre, les exprimer de la façon la plus claire possible.
Il me dit qu’il va réfléchir, qu’on va trouver une solution, une façon de se retrouver.

Je réfléchis depuis plusieurs mois déjà au fait de mettre fin à cette histoire. On a déjà eu l’occasion de parler, j’ai déjà fait passer mes messages, fait comprendre que la situation devenait trop… ou pas assez… Je lui ai déjà offert ces opportunités. Il m’a dit qu’il tenait à moi, que j’avais une place dans cet avenir. Il me l’a déjà dit avant, me le redit maintenant, promet qu’il va imaginer une nouvelle donne.

Et quelque part au fond de moi, une voix me dit qu’elle n’y croit plus. Que je n’y crois plus. Que le temps a déjà suffisamment passé, qu’il faut couper court. Mettre fin à notre histoire. Partir. Pour me reconstruire. Partir pour ne pas crever, d’ennui, ou d’amertume. Partir pour vivre.

Vide

Vient un moment où tu as donné ce que tu pouvais. Vient un moment où il est temps.
La lassitude a gagné. Il faut lâcher, ouvrir ces doigts agrippés sur une idée, sur un espoir, sur une colère. Il faut larguer les amarres. Laisser le courant faire son travail.
La vie coule, porte, supporte.
Il est venu ce moment où il faut gagner une autre rive. Alors j’ai lâché. Comme une décoche, les doigts lâchent la corde, la flèche file. Le courant me porte. Le vent m’emporte.
Je me sens envahi par un grand vide. Je devrais être joyeux. Ou angoissé. Excité ou apeuré. Ou les deux. Mais c’est un grand vide qui s’est abattu sur moi et m’a englouti.
Mon cerveau a mouliné pendant un an, scénarisé à l’extrême, déroulé les mille situations possibles, imaginé les milliards de hasards, prévu les trillions de réactions.
Des arbres sans fins y ont poussé, donnant tant de joies, de peines, de douleurs et d’ivresses.
L’automne de cette histoire est arrivé. Les arbres fous ont perdu leurs feuilles, qui ont emporté mon énergie.
Alors j’ai jeté l’éponge. J’ai sifflé la fin du jeu. Je m’en vais construire une autre histoire. Je m’en vais, je te dis. Tu ne peux plus jouer avec moi car je m’en vais. Alea jacta est. Et surtout, ne te retourne pas.
Je devrais être heureux, je devrais chanter la liberté retrouvée, ou pleurer l’inconnu. Je suis juste las.  C’est un souffle qui m’a absorbé. Qui a pris mon énergie.
Je suis vide et silencieux. Je vais respirer, puis me regonfler. Je vais respirer puis repartir.
Après le choc, je n’ai pas voulu croire, j’ai été en colère, et puis j’ai marchandé. La tristesse a cédé à la résignation, puis j’ai accepté.
Me voici à l’aube de la septième station. Dans ce grand vide, cette lassitude. Je suis à la fin d’une histoire, et m’approche du début d’une autre, pas encore définie.
Je suis en train d’écrire la suite, quelque part à l’intérieur. Je me laisse porter. Je lance des leurres pour détourner mon cerveau en ébullition.
J’écris la suite, sans bien savoir ce que j’écris. Je me laisse porter par mon intuition. Dans le brouillard les voix se font plus claires. Dans le brouillard les vents me portent encore. Dans le brouillard, je vois en fermant les yeux.
L’année prochaine je serai un autre, ou le même, mais ailleurs, avec d’autres.

You cannot change the cards you’re dealt, just how you play the hand

Lego, satori, zèbres et gnous

C’est une évidence : plus j’avance, moins j’avance. En apparence.
Depuis quelques mois, je piétine dans un marécage. Contraint à gérer un contexte professionnel délicat. Contraint à planifier, négocier, revoir ma stratégie, renégocier, tout remettre à plat. Et ainsi de suite.
Rien n’avance, mais tout de même. La partie va s’arrêter. Je dois m’en aller, à court ou moyen terme, je ferai autre chose, ailleurs. Et je n’ai pas vraiment idée de quoi, ni où. Je suis perdu, comme je ne crois pas l’avoir déjà été avant.

Je suis patron, pas tout à fait par accident mais pas par vocation. Presque par obligation. Je ne pouvais plus faire autrement. Mais c’est une telle charge. Demain je ne le serai plus. Plus ici en tout cas. Demain, ou bientôt, je serai salarié, à nouveau, ou indépendant. Demain, ou bientôt, je serais ailleurs. Serai-je le même.

Je dois épouser des gens que je n’ai pas choisis, négocier une transition que je n’ai pas souhaitée, mettre le cap sur un avenir que je ne sais pas dessiner. Alors je me cherche, je cherche. Je lis des offres d’emploi, j’envoi des courriers. Et je fais tout ça en y croyant assez peu. Car je sais bien que ça ne marche pas comme ça chez moi. Je travaille depuis assez longtemps maintenant, et je le sais : mes tournants professionnels n’ont jamais été décidés. Plus exactement, il n’ont jamais été initiés par mon intention. Une fois initiés, oui bien sûr, j’ai fait le choix d’aller au bout. Mais, toujours, c’est une rencontre, une discussion, une opportunité qui semble tomber du ciel.
Deux fois j’ai cherché à provoquer un changement, aller plus vite que la musique. Deux fois j’ai cherché du travail. La première fois je m’ennuyais, je voulais changer d’air ; la deuxième fois je devais sauver ma peau. A chaque fois que j’ai trouvé un travail, en l’ayant cherché donc, je l’ai quitté dans les trois mois.

Mais aujourd’hui j’ai besoin de changer. Je dois mettre en oeuvre une autre projet. Je dois inventer un autre projet, puis le mettre en oeuvre. Et les opportunités qui se dessinaient jusqu’alors n’ont rien donné. Alors je cherche. Je lis des annonces, je lis des discours formatés, des descriptifs de projets et de postes entre technobabble et corporate-winner-bullshit. Je vois beaucoup de cases bien propres dans lesquelles on souhaite faire entrer de bons soldats formatés comme des briques de Lego. Des grandes structures rationnalisées, gouvernées par des process, gérant des ressources, des coûts, cherchent des pièces à insérer dans leurs rouages. Des machines. Des flux. Je me suis rarement senti aussi inutile et étranger à tout ça.

Pourtant j’ai l’habitude de me sentir martien. Ca dure depuis quelque part dans mon enfance lointaine. Depuis un peu plus de trente ans, j’ai ce sentiment de décalage. Mon leitmotiv préféré a longtemps été « les autres, ils ne sont pas comme nous ».
Je regarde ce monde s’agiter autour de moi sans bien le comprendre, mais le sang glacé par cette nécessité de vivre dedans, de ne pouvoir complètement m’en défier, de devoir m’y fondre même. Ce monde m’est souvent incompréhensible, mais il n’est pas possible m’en échapper. Je ne comprends pas ses élans, ses passions, ses travers. Il ne me comprends guère, à vrai dire.
Quant au monde du travail, je ne peux pas lui déclarer ma différence. Je dois lui déclarer ma flamme, lui vanter mes mérites. Lui « vendre mon cul ». Je suis là incognito. Je me fonds, je tâche de ne pas me faire remarquer.

Ce monde là a besoin de certitudes, d’indicateurs, de formatages, de flexibilité mais pas d’exotisme. Il faut être souple et prévisible. Et surtout, avoir une forme qui correspond à une case. Si tu ne rentres pas dans une case, tu n’as pas ta place.
Je me suis toujours senti martien, et je suis en plus autodidacte. Comment entrer dans les cases sans me couper les bras, les jambes et la tête ?

Comment glisser un zèbre dans un troupeau de gnous ?

J’ai lu récemment deux citations. La première est attribuée à Ernest Hemingway :

Nous devons nous y habituer : aux plus importantes croisées des chemins de notrevie, il n’y a pas de signalisation.

La deuxième est de La Fontaine :

On rencontre sa destinée. Souvent par des chemins qu’on prend pour l’éviter.

Me voilà donc sur les routes, et je repense à cette chanson que j’aime tant, et qui me disait :

Mais je me lâche la main
Je m’éloigne de moi
Je me retrouve au matin
Sur la mauvaise voie
Quand on se perd en chemin
Comment venir à bout
De ces efforts inhumains
Qui nous mènent à nous

Je suis là, sur cette route. Je me suis lâché la main. Je me suis perdu en chemin. Et il n’y a pas de signalisation, c’est un fait…