Lego, satori, zèbres et gnous

C’est une évidence : plus j’avance, moins j’avance. En apparence.
Depuis quelques mois, je piétine dans un marécage. Contraint à gérer un contexte professionnel délicat. Contraint à planifier, négocier, revoir ma stratégie, renégocier, tout remettre à plat. Et ainsi de suite.
Rien n’avance, mais tout de même. La partie va s’arrêter. Je dois m’en aller, à court ou moyen terme, je ferai autre chose, ailleurs. Et je n’ai pas vraiment idée de quoi, ni où. Je suis perdu, comme je ne crois pas l’avoir déjà été avant.

Je suis patron, pas tout à fait par accident mais pas par vocation. Presque par obligation. Je ne pouvais plus faire autrement. Mais c’est une telle charge. Demain je ne le serai plus. Plus ici en tout cas. Demain, ou bientôt, je serai salarié, à nouveau, ou indépendant. Demain, ou bientôt, je serais ailleurs. Serai-je le même.

Je dois épouser des gens que je n’ai pas choisis, négocier une transition que je n’ai pas souhaitée, mettre le cap sur un avenir que je ne sais pas dessiner. Alors je me cherche, je cherche. Je lis des offres d’emploi, j’envoi des courriers. Et je fais tout ça en y croyant assez peu. Car je sais bien que ça ne marche pas comme ça chez moi. Je travaille depuis assez longtemps maintenant, et je le sais : mes tournants professionnels n’ont jamais été décidés. Plus exactement, il n’ont jamais été initiés par mon intention. Une fois initiés, oui bien sûr, j’ai fait le choix d’aller au bout. Mais, toujours, c’est une rencontre, une discussion, une opportunité qui semble tomber du ciel.
Deux fois j’ai cherché à provoquer un changement, aller plus vite que la musique. Deux fois j’ai cherché du travail. La première fois je m’ennuyais, je voulais changer d’air ; la deuxième fois je devais sauver ma peau. A chaque fois que j’ai trouvé un travail, en l’ayant cherché donc, je l’ai quitté dans les trois mois.

Mais aujourd’hui j’ai besoin de changer. Je dois mettre en oeuvre une autre projet. Je dois inventer un autre projet, puis le mettre en oeuvre. Et les opportunités qui se dessinaient jusqu’alors n’ont rien donné. Alors je cherche. Je lis des annonces, je lis des discours formatés, des descriptifs de projets et de postes entre technobabble et corporate-winner-bullshit. Je vois beaucoup de cases bien propres dans lesquelles on souhaite faire entrer de bons soldats formatés comme des briques de Lego. Des grandes structures rationnalisées, gouvernées par des process, gérant des ressources, des coûts, cherchent des pièces à insérer dans leurs rouages. Des machines. Des flux. Je me suis rarement senti aussi inutile et étranger à tout ça.

Pourtant j’ai l’habitude de me sentir martien. Ca dure depuis quelque part dans mon enfance lointaine. Depuis un peu plus de trente ans, j’ai ce sentiment de décalage. Mon leitmotiv préféré a longtemps été « les autres, ils ne sont pas comme nous ».
Je regarde ce monde s’agiter autour de moi sans bien le comprendre, mais le sang glacé par cette nécessité de vivre dedans, de ne pouvoir complètement m’en défier, de devoir m’y fondre même. Ce monde m’est souvent incompréhensible, mais il n’est pas possible m’en échapper. Je ne comprends pas ses élans, ses passions, ses travers. Il ne me comprends guère, à vrai dire.
Quant au monde du travail, je ne peux pas lui déclarer ma différence. Je dois lui déclarer ma flamme, lui vanter mes mérites. Lui « vendre mon cul ». Je suis là incognito. Je me fonds, je tâche de ne pas me faire remarquer.

Ce monde là a besoin de certitudes, d’indicateurs, de formatages, de flexibilité mais pas d’exotisme. Il faut être souple et prévisible. Et surtout, avoir une forme qui correspond à une case. Si tu ne rentres pas dans une case, tu n’as pas ta place.
Je me suis toujours senti martien, et je suis en plus autodidacte. Comment entrer dans les cases sans me couper les bras, les jambes et la tête ?

Comment glisser un zèbre dans un troupeau de gnous ?

J’ai lu récemment deux citations. La première est attribuée à Ernest Hemingway :

Nous devons nous y habituer : aux plus importantes croisées des chemins de notrevie, il n’y a pas de signalisation.

La deuxième est de La Fontaine :

On rencontre sa destinée. Souvent par des chemins qu’on prend pour l’éviter.

Me voilà donc sur les routes, et je repense à cette chanson que j’aime tant, et qui me disait :

Mais je me lâche la main
Je m’éloigne de moi
Je me retrouve au matin
Sur la mauvaise voie
Quand on se perd en chemin
Comment venir à bout
De ces efforts inhumains
Qui nous mènent à nous

Je suis là, sur cette route. Je me suis lâché la main. Je me suis perdu en chemin. Et il n’y a pas de signalisation, c’est un fait…

 

4 réflexions sur « Lego, satori, zèbres et gnous »

  1. Hello, voilà quelque chose qui aurait pu s’appliquer au héros de « L’étranger » de Camus. je pense que l’on peut participer au système sans en faire complètement partie. Ce sont des petites choses où on ne fait pas comme on le devrait. Et cela fait une originalité. Après les conséquences en sont plus ou moins lourdes.

    • La certitude c’est que si on travaille dans un milieu « normal » (donc anormal) il faut masquer l’essentiel des différences. Avoir l’air dans le système, avoir l’air de comprendre et valider les process. Heureusement, ces entreprises et managers sont souvent assez cons pour ne se soucier que du résultat. Si tu arrives à survivre au milieu…
      Quant à L’Étranger, je ne l’ai jamais lu. J’en ai juste lu des bouts au lycée. J’ai un peu honte. Et ça fait donc deux fois en trois jours qu’on me le conseille. Je viens de le mettre sur la pile.

  2. Cette société est folle, non ? C’est elle qui n’est pas adaptée à l’humain et non le contraire. Crée par et pour un trop petit nombre d’Hommes, elle ne peut que faire souffrir les autres. On en crève de s’y adapter… Moi j’ai renoncé à l’adaptation, je me suis faite « artiste », je vis chichement, mais j’ai du temps pour l’essentiel. Bonne chance pour ce tournant. (J’aime aussi énormément la chanson de Zazie)

    • Oui je vois bien que c’est elle qui n’est pas adaptée.
      Mais je m’obstine car me sentant différent je crois que je réagis comme si je n’étais pas normal, comme si je devais réussir à ressembler aux autres.
      Je me projette dans ces cases. Et je n’y arrive pas, bien sûr.
      Le jeu c’est de réussir a vivre entre les lignes de cette histoire pas drôle.
      Devenir la coccinelle de Gotlib 🙂

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