Des voyages

Ça commence par un voyage. Des voyages.
Le journal trouvé. Les souvenirs. Le train. Des voyages dans le temps, le pays, la mémoire. La mienne. La sienne. La leur. La notre. Un voyage à parcourir des pages d’un cahier d’écolier, des pages de paysages, égrainer des noms, des villes, des époques, des arbres, des feuilles mortes, des personnes. Des années. Des joies. Des souffrances. Des larmes. Des soleils.

Il faut soulever chaque mot, chaque feuille, chaque lieu, découvrir ce qu’il cache, peut-être, sentir ce qu’il recèle, parfois. Il faut déplacer, assembler, casser, recoller. Il faut, faudrait, j’aimerais, je vais, j’ai.

En posant les yeux sur le Journal, en posant un pied dans ce train, en débarquant en ville, j’ai entrepris un voyage aux contours indéfinis, au but illisible. Je ne sais ce que je poursuis. Quel but, si il y en a. Quelles réponses. Quelle colère.

C’est peut-être Nicolas Bouvier qui a raison quand il dit « Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui même. On croit qu’on va faire un voyage mais bientôt c’est le voyage qui vous fait ou vous défait ».

Je voyage dans ces rues, mes pas me guident, mes pieds se souviennent de tout. Je me retrouve devant une plaque, une rue. Je la remonte, et puis je suis là. Je suis au 3. Pourquoi je pleure ? Je ne sais pas. Juste à côté il y a cet autre lieu. Et encore tout près un autre. Je suis revenu, l’histoire se chuchote à mes oreilles.
Je vais re-parcourir encore ces rues, avec Yves, Bruno, et d’autres. Les histoires se racontent, et le voyage se poursuit. Le voyage me fait.
Le voyage dans les rues de la ville, de ma mémoire, de sa vie, de la presque-nôtre.
Je ne sais plus bien ce que je fais là, j’entends ces récits, je revois ces lieux. C’est agréable mais semble presque vain.

Et puis j’entends un cliquetis dans la nuit. J’entends le déclic de ces pièces qui s’assemblent. De ces dynamiques qui se dessinent.
Je ne vais pas trouver de réponse, mais peut-être vais-je comprendre, ressentir.
Sentir ce qu’il était. Sentir d’où je viens. Comprendre d’où vient la tristesse ? D’où vient la colère ? D’où je viens ?

Lego, satori, zèbres et gnous

C’est une évidence : plus j’avance, moins j’avance. En apparence.
Depuis quelques mois, je piétine dans un marécage. Contraint à gérer un contexte professionnel délicat. Contraint à planifier, négocier, revoir ma stratégie, renégocier, tout remettre à plat. Et ainsi de suite.
Rien n’avance, mais tout de même. La partie va s’arrêter. Je dois m’en aller, à court ou moyen terme, je ferai autre chose, ailleurs. Et je n’ai pas vraiment idée de quoi, ni où. Je suis perdu, comme je ne crois pas l’avoir déjà été avant.

Je suis patron, pas tout à fait par accident mais pas par vocation. Presque par obligation. Je ne pouvais plus faire autrement. Mais c’est une telle charge. Demain je ne le serai plus. Plus ici en tout cas. Demain, ou bientôt, je serai salarié, à nouveau, ou indépendant. Demain, ou bientôt, je serais ailleurs. Serai-je le même.

Je dois épouser des gens que je n’ai pas choisis, négocier une transition que je n’ai pas souhaitée, mettre le cap sur un avenir que je ne sais pas dessiner. Alors je me cherche, je cherche. Je lis des offres d’emploi, j’envoi des courriers. Et je fais tout ça en y croyant assez peu. Car je sais bien que ça ne marche pas comme ça chez moi. Je travaille depuis assez longtemps maintenant, et je le sais : mes tournants professionnels n’ont jamais été décidés. Plus exactement, il n’ont jamais été initiés par mon intention. Une fois initiés, oui bien sûr, j’ai fait le choix d’aller au bout. Mais, toujours, c’est une rencontre, une discussion, une opportunité qui semble tomber du ciel.
Deux fois j’ai cherché à provoquer un changement, aller plus vite que la musique. Deux fois j’ai cherché du travail. La première fois je m’ennuyais, je voulais changer d’air ; la deuxième fois je devais sauver ma peau. A chaque fois que j’ai trouvé un travail, en l’ayant cherché donc, je l’ai quitté dans les trois mois.

Mais aujourd’hui j’ai besoin de changer. Je dois mettre en oeuvre une autre projet. Je dois inventer un autre projet, puis le mettre en oeuvre. Et les opportunités qui se dessinaient jusqu’alors n’ont rien donné. Alors je cherche. Je lis des annonces, je lis des discours formatés, des descriptifs de projets et de postes entre technobabble et corporate-winner-bullshit. Je vois beaucoup de cases bien propres dans lesquelles on souhaite faire entrer de bons soldats formatés comme des briques de Lego. Des grandes structures rationnalisées, gouvernées par des process, gérant des ressources, des coûts, cherchent des pièces à insérer dans leurs rouages. Des machines. Des flux. Je me suis rarement senti aussi inutile et étranger à tout ça.

Pourtant j’ai l’habitude de me sentir martien. Ca dure depuis quelque part dans mon enfance lointaine. Depuis un peu plus de trente ans, j’ai ce sentiment de décalage. Mon leitmotiv préféré a longtemps été « les autres, ils ne sont pas comme nous ».
Je regarde ce monde s’agiter autour de moi sans bien le comprendre, mais le sang glacé par cette nécessité de vivre dedans, de ne pouvoir complètement m’en défier, de devoir m’y fondre même. Ce monde m’est souvent incompréhensible, mais il n’est pas possible m’en échapper. Je ne comprends pas ses élans, ses passions, ses travers. Il ne me comprends guère, à vrai dire.
Quant au monde du travail, je ne peux pas lui déclarer ma différence. Je dois lui déclarer ma flamme, lui vanter mes mérites. Lui « vendre mon cul ». Je suis là incognito. Je me fonds, je tâche de ne pas me faire remarquer.

Ce monde là a besoin de certitudes, d’indicateurs, de formatages, de flexibilité mais pas d’exotisme. Il faut être souple et prévisible. Et surtout, avoir une forme qui correspond à une case. Si tu ne rentres pas dans une case, tu n’as pas ta place.
Je me suis toujours senti martien, et je suis en plus autodidacte. Comment entrer dans les cases sans me couper les bras, les jambes et la tête ?

Comment glisser un zèbre dans un troupeau de gnous ?

J’ai lu récemment deux citations. La première est attribuée à Ernest Hemingway :

Nous devons nous y habituer : aux plus importantes croisées des chemins de notrevie, il n’y a pas de signalisation.

La deuxième est de La Fontaine :

On rencontre sa destinée. Souvent par des chemins qu’on prend pour l’éviter.

Me voilà donc sur les routes, et je repense à cette chanson que j’aime tant, et qui me disait :

Mais je me lâche la main
Je m’éloigne de moi
Je me retrouve au matin
Sur la mauvaise voie
Quand on se perd en chemin
Comment venir à bout
De ces efforts inhumains
Qui nous mènent à nous

Je suis là, sur cette route. Je me suis lâché la main. Je me suis perdu en chemin. Et il n’y a pas de signalisation, c’est un fait…

 

Pères perdus

Toi qui me lis, tu as sans doute compris que je me questionne beaucoup (trop). C’est d’ailleurs le point de départ de ce blog : put the brain down, now ! Débrancher, quand c’est possible. Et puis sortir des choses de ma tête pour les poser, et les partager.

Mes réflexions m’on souvent entraîné sur le sujet non pas de mon père mais de mes pères. Je considère généralement que j’en ai deux. Le « vrai », biologique, disparu du paysage quand j’avais deux ans et pas grand chose, pour devenir un intermittent du spectacle familial (une comédie dramatique en trop d’actes), et le « vrai », putatif, celui qui jouait avec moi, qui m’engueulait quand je n’avais pas fait mes devoirs ou rangé ma chambre, qui me faisait des câlins ou des courses de vélos sur la route.
Le « vrai » a abandonné son rôle de père, pour devenir un sorte de baby-sitter occasionnel, puis un second rôle, pour ensuite commencer à prendre l’eau. Le second a drôlement bien assumé jusqu’à ce que la vie l’éloigne à son tour. Il est toujours là, mais plus loin.

C’est une prise de conscience tardive et assez récente : mes pères ont disparu. Qu’il ait démissionné ou qu’il soit trop occupé, mon père sont absents.

Ma vie de famille a été un peu rock’n roll pendant assez longtemps.
Mon premier père est sorti quand j’avais un peu plus de deux ans donc, le deuxième est arrivé quand j’en avais six et m’a élevé jusqu’à treize.
J’ai déménagé un petit paquet de fois (à dix-sept ans je déménageais pour la onzième fois). L’année de mes quatorze ans j’ai été élevé par mon beau-père puis par mes grand-parents.
Pendant tout ce temps j’ai un grand-père particulièrement attentif, et un oncle toujours présent.

Cet oncle, c’est un fil rouge, un gardien. C’est lui qui a empêché le chaos familial quand j’avais six ans, lui qui m’a initié à la photo, grâce à lui que j’ai eu mon premier ordinateur. C’est avec lui que je blaguais, lui qui me racontait les histoires de familles.
C’est lui que j’ai retrouvé, surgi d’une bande vidéo anodine il y a quelques temps.
Voilà bientôt dix ans qu’il est redevenu poussière, en 2003. Que je n’entends sa voix qu’en souvenirs. Que je ne peux plus lui parler de ma vie, de mes chagrins, de mes peurs. Dix ans que je ne peux pas lui montrer mes images. C’est à lui que je pense quand sur ma joue se pose le métal froid de mon boîtier préféré.

Ce grand-père, dont le souvenir ne s’efface pas, plus discret et si important, c’est le deuxième fil rouge. Celui qui m’a appris à réparer mon vélo, fabriquer un cerf-volant, qui m’a emmené distribuer des tracts politiques dans le quartier où je vis aujourd’hui, qui m’a initié à une réflexion politique. Disparu en 1997. Autant d’années à penser à lui, souvent. Regretter de ne pouvoir lui raconter ma vie, débattre, s’interroger sur le monde, satisfaire sa curiosité aussi vive que la mienne, lui parler de mon métier qui le fascinait. Plusieurs années à habiter sa maison maintenant. A emprunter ces escaliers, utiliser son établi, ses outils, perpétuer certains gestes.
Quinze ans sans entendre sa voix… jusqu’à cette semaine. Tu le sais, je te l’ai raconté : cet enregistrement de moi, enfant, que le hasard me fait ré-entendre. Par flemme je n’ai pas zappé pour remettre de la musique. Je l’ai pourtant entendu si souvent cet enregistrement. Pendant deux minutes et quarante secondes, j’ai poursuivi mes cogitations, n’écoutant que distraitement les chansons de cet ancien moi. Ensuite j’ai tiqué. Réécouté. Il y avait autre chose. Quelque chose que j’avais déjà espéré et même cherché, en vain. Dans ce même enregistrement, j’avais cherché. J’espérais l’entendre. Sa voix n’existe nul part. On sait qu’il est tout près. Il y a une cassette où on m’entends l’appeler, juste avant la fin de l’enregistrement. Quel cynisme. Non, reviens !.. Mais non, jamais. Alors j’en avais fait mon deuil. Mais soudain, hasard du volume un peu fort, des écouteurs de meilleure qualité, mon coeur s’arrête. J’entends, enfin, quand je ne l’attends plus depuis si longtemps. Quand je savais que nul part il n’y était. J’entends quelque chose… « dis lui de venir, dis lui de venir »… avant que ma grand-mère me demande de revenir chanter une autre chanson. Puis un « Allez ! » quand je vais m’y remettre. Quinze ans sans l’entendre. Une seconde pour me mettre à pleurer, devant la gare, en entendant cette voix, ces fragments de voix, cet unique enregistrement, si frustrant et si gai. J’enrage et je ris, et je pleure tant. Tout autour,  tous courent à  leurs trains. Et moi je me fous de ces trains. Je ne suis plus là. Je suis là-bas. Trente-sept ans en arrière. Je veux du bleu marine et je veux chanter le Rock’n Roll des Gallinacés pour lui, maintenant.

Mes pères perdus, mes peines sont orphelines. Sans mes pères perdus, je n’aspire qu’au vide. Laissez-moi seul en peine. Laissez-moi pleurer.

Je n’oublie pas de dire à mes enfants, chaque jour (ou presque), comme je les aime.
Je n’oublie pas, chaque jour, de m’émerveiller de leurs émerveillements, de rire de leurs rires, d’apaiser leurs peines. De lancer des voitures, 500 fois. D’écouter les merveilles de ce jeu. De les accompagner, les assurer, les rassurer.

Chaque jour j’essaie d’être un père.
Chaque jour je me félicite d’être là, pour eux, et je pense à mes pères perdus.