Restif, Pierre, Andrea et les autres

C’est un carré de papier, rangé entre des factures, notes de frais et des cartes de voeux, dans la pile des papiers à ne pas égarer. 
Un carré de papier, arraché à un bloc notes il y a des années, couvert d’une écriture qui a des années aussi. 

Elle en laissait partout, mamie, de ces papiers. Pages de blocs-notes, bouts de feuilles, dos d’enveloppes, convertis en liste de courses et de choses à faire, de commandes à passer ou de ce qu’elle prévoyait de me faire régler. 
Des papiers pour garder trace, cartographier, en soutien de la mémoire.

Celui-là était sur une table, dans la maison qui s’est arrêtée de vivre avec elle. 

Il était là quand on est revenus dans la maison vide, constater que plus personne de nous n’y vit, n’y vivra ou n’y rira, ce moment où l’on revient et qu’on doit commencer à faire une des choses qu’il faut faire quand tout se termine.

Au milieu de listes de trucs à penser à faire et qui ne seront jamais faits (mais elle ne pouvait pas savoir en les écrivant), il y avait ce carré de papier qui n’a l’air de rien.

Restif de la Bretonne, Leopold von quelque chose, etc…

Il en va des choses qui n’ont l’air de rien comme des personnes auxquelles on croit qu’on a tout compris : quand on y accorde plus d’attention, elles en disent souvent bien plus que ce qu’on imaginait. 

Il y a des gens dont on dresse un portrait simple et bien lisible. C’est pratique. Comme un décor au cinéma, ça raconte l’histoire qu’on a décidé de raconter tant qu’on continue à regarder le bon côté du décor. Et comme au cinéma, on finit parfois par oublier qu’à la différence du décor, il y a de la vie derrière.

Ce carré de papier m’a tellement fait rire.
En quelques noms griffonnés il venait justement me rappeler que les gens, comme les choses, ne sont jamais aussi lisibles qu’on aimerait, qu’on ne peut jamais les résumer en une formule aussi cinglante soit-elle. 

Et ma grand-mère, je l’avais longtemps résumée comme :

  • une mère de famille catho,
  • réac, 
  • admiratrice de Sainte Thérèse de Lisieux. 

Je ne sais pas si ça jamais voulu dire quelque chose mais… ça me parlait. Et ça m’arrangeait.

Avec les années, avec les coups portés par la vie, elle avait été secouée —elle avait mangé son pain blanc comme elle disait. En 15 ans elle avait enterré enfant, mari, enfant. Sans doute que ça fait voir la vie un peu différemment.
Elle avait appris l’informatique, à faire des photos numériques de ses tomates et me les envoyer par mail, à utiliser des tutos sur Youtube et repris la peinture.

Et nous, on avait pris le temps de se parler. Moi (surtout ?) d’apprendre à aller regarder derrière le décor que j’avais construit, derrière l’image en 2D. Appris à lâcher mes colères, qui ne lui appartenaient pas. À lâcher mes agacements, qui pouvaient lui appartenir mais qui m’empêchaient de me mettre dans ses baskets.
On avait fait ce chemin à coups de déjeuners hebdos ou bi-hebdos toujours terminés sur un café soluble trop chaud dans un mazagran en grès moche.

J’avais appris à parler, à oser raconter ce que j’aimais faire, oser lui parler d’elle et lui proposer d’autres manières de voir les choses, d’aborder ses nuages noirs.
J’avais appris à être adulte avec elle.

Elle s’était aussi remise à lire. Des bénévoles d’une association ou d’un club l’aidaient à se déplacer et pouvaient aussi lui apporter des livres de la bibliothèque. On en avait parlé, des livres… mais pas de ceux-là.

Ce jour d’août 2018, je cherchais un carnet d’adresses. Pour dire aux gens qu’elle n’allait plus les appeler, plus les recevoir ni leur demander de lui apporter des bouquins mais qu’ils pouvaient venir la saluer une dernière fois. Le carré de papier était là. Entre les courses et les trucs à faire sa liste à venir de livres, à commander à la bibliothèque, une liste de lectures érotiques voire porno (*). Comme un clin d’oeil pour dire « Mamie, elle vénérait Saint Thérèse, mais ça n’empêche rien ». 
Et moi, je ne saurai jamais si elle a eu le temps de les lire, mais qu’elle en ait eu envie me réjouit déjà tellement.

Au fait, Sainte Thérèse, c’est pas celle qui rit quand… ?

La liste :

Restif de la Bretonne
Leopold von sacher-masoch
Andrea de Nerciat
Hugues Rebell
Pierre Louys
Christine Angot
Dictionnaire érotique – Richard Ramsay
Linda Adnil
Miriam Blaylock

Des portes

Jusqu’à aujourd’hui la métaphore qui me serait venu le plus spontanément à l’esprit pour représenter la vie et ses étapes, c’est celle de chemins.
On les emprunte, on les quitte, il y a des embranchements. La ligne de vie ressemble bien à un cheminement. Ca a du sens. Alors c’est ce qui me venait.

Aujourd’hui je vois des portes.
La vie c’est une histoire de portes. On en ouvre, on en ferme, on hésite à en ouvrir, à en fermer, on en laisse entr’ouvertes. On en enfonce certaines déjà ouvertes, on en barricades d’autres, et on s’en prend dans la figure.

La vie c’est une histoire de portes et aujourd’hui il était temps d’en refermer une, une vraie en bois, en verre et en métal avec une vraie serrure compliquée, qui contribue à en fermer une plus grande, symbolique, elle.

J’ai refermé la porte de cette maison. Peut-être pas pour la dernière fois de ma vie, mais au moins l’une des toutes dernières. Et pour la première fois, je l’ai refermée sur une maison vide. Entièrement. Plus un meuble, plus un objet significatif, presque plus un objet tout court, plus un souvenir qui traine. Juste une croix et son supplicié, dans une chambre. A quelques jours de ses cinquante ans, la maison qui s‘était déjà tue, vidée de ses voix, s’est aussi vidée de ses biens et de ses poids.

J’ai mis en boîtes, en sacs, donné, jeté, fait vider et fait jeter, dans une succession de visites, d’opérations et de sacs.
J’ai évalué quelles mémoires méritaient d’être conservées, chaque fois pratiqué une nouvelle épreuve de lâcher prise sur ces représentations, ces charges, ces symboles, ces traces de leurs vies qui voudraient bien rester avec moi si on leur demandait ; ces témoignages qui pourraient vouloir me faire croire que c’est leur persistance, leur présence encore un peu, juste un peu plus longtemps dans mon monde, qui rattacheraient leurs propriétaires disparus encore un peu à la vie, les rendraient encore présents. Ou leurs vies moins vaines…

Alors j’ai jeté, beaucoup, beaucoup… beaucoup. Gardé, très peu. Donné, pas mal.
Je me suis dit (en y croyant) que je n’offensais pas les morts, que je ne rendais pas leurs vies plus vaines, nos amours moins vrais, nos souvenirs moins biaisés, nos histoires plus simples.
J’ai pris ces portraits, qui attendaient leur heure, après avoir été décrochés. Et puis oui, ashes to ashes, dust to dust, ils ont tenu leur place dans un rituel à base de flammes et de « adieu ».
Une pièce après l’autre, le vide s’est fait, et le silence encore un peu plus profond. Une pièce après l’autre vide et silence ont recouvert les pièces comme une vague se répand, qui nettoie, qui emporte cinquante ans de joies, de peines, de rires et de colères, d’espoirs et d’angoisses vécues là, de ces vies qui y étaient aussi venues avec leurs valises chargées de vies d’avant encore sous forme de mémoires en papier, en objets.

Aujourd’hui j’ai fermé la porte sur une maison vide et encore un peu plus sur ses vies d’avant.

J’ai dit aux morts d’être morts, maintenant. J’ai dit aux vies d’être des souvenirs, aux joies d’avant de venir les fleurir, aux peines d’avant de s’évanouir, et de tous me nourrir comme ce serait juste : pas trop, avec douceur.

C’est des histoires de portes, la vie. On les ouvre, on les ferme, on les loupe. On essaie de ne pas y laisser trainer ses doigts.
Et puis on se dit que si les portes peuvent être fermées dans une action de recul, pour enfermer, contenir, tenir à distance, elles sont aussi des objets de passage, des seuils. Aujourd’hui je passe. J’avance.

« Tout commence par une interruption » – Paul Valéry

Tchad, aubergines grillées dans l’espace et quadrimoteur

Vider une maison, remplir des cartons et des poubelles c’est comme parcourir un champ de mines mémoriel, s’exposer à tomber sur des trucs. Certains nous pètent à la gueule, d’autres sont plus doux.

La dernière pêche a remonté des choses amusantes, inattendues.

Une magnétophone. Mais si, les jeunes, vous avez déjà vu ce genre de choses. On y mettait des cassettes audio. Coup de bol, je tombe sur l’appareil, pas si vieux, en état de marche, avec une cassette dedans.

C’est une bande un peu surréaliste, une voix qui semble venir de l’espace avec ses bip bip qui reviennent, alors qu’elle vient d’outre-tombe.
C’est ma Régine, qui semble y faire l’inventaire de son congélateur

      Régine fait l'inventaire

 

Il y a beaucoup de cassettes audio. Des noms de chanteurs morts, des opéras, des émissions de radio mortes, tout le monde sont mort. Il y a des noms d’événements familiaux, des mentions « voix de papa, tatie », et des inventaires. Si je retrouve la cassette 15 j’entendrai ma voix à 3 ans. Et il y aura aussi Christian, mon oncle (ce con qui est mort, merde !!!) avec moi.

Mais voilà que je tombe sur la 55bis. Oui, bis. Il a fallu insérer une cassette dans l’ordre, la rapprocher de la 55 ? Je ne sais pas. La 55 bis est dans une enveloppe. On lit « Christian, Tchad » de l’écriture de ma grand-mère, Régine. C’est une relique. C’est préservé. C’est tout à la foi de l’histoire familiale, un morceau de légende, et un fragment fragile préservé contre le temps qui efface les mémoires, broie les souvenirs et les reliques.
Le reportage au Tchad… juste ce nom… juste le nom Tchad déclenche une avalanche de souvenirs. Je revois ce pack de plusieurs dizaines de boîtes de pellicules photo stockées dans un placard de la chambre que j’occupais lorsque je dormais dans la maison. Dans ma chambre, dans ce placard, ces dizaines de pellicules étaient un signe de cette histoire, le reportage au Tchad, dont je n’ai jamais vu une seule image.

Ce reportage est l’une des histoires qui dessinent l’Histoire de la famille. Il y a l’accident de tatie, qui lui a coûté ses jambes, l’accident de Roger, qui lui a coûté sa fille et sa vie, les passages TV de mon père, le reportage au Tchad. Ce sont comme des points de repère, des marqueurs.

Le temps efface les choses sans importances, les petites histoires, et puis il y a ces moments marquants. Ceux qui survivent, qui se racontent, qui se passent de mémoires en mémoires, s’accrochent dans les mémoires…. dans ma mémoire. Il n’y a plus que moi pour me souvenir de ces souvenirs.

Cette cassette, enregistrée par mon grand-père probablement, c’est aussi à la fois un marqueur de fierté de parents pour leur fils et de fierté pour une une sorte de moment de gloire. Comme quelque chose qui dirait « regardez, on parle de notre famille ! », ou peut-être comme quelque chose qu’on se dit à soi, comme si cette reconnaissance nous disait que tout ça n’était pas vain.

J’ai toujours eu une forme de recul vis à vis de ces moments de gloire, quand un membre de la famille passait dans le journal, dans le poste (radio ou TV), mes grand-parents étaient très fiers, enregistraient, copiaient. Je trouvais ça tout à la fois normal, compréhensible… et un peu ridicule.

En tombant sur cette cassette, c’est tout ce qui me vient. Un morceau d’histoire, et un peu de honte de ce que j’ai parfois trouvé ridicule.

Je glisse la cassette. J’appuie sur le bouton…

      Christian - interview Tchad - extrait

 

C’est étrange. C’est doux, amer, amusant, un peu triste. Le plaisir de l’entendre, d’entendre cette voix de juin 1982 un petit peu déformée par la cassette sans doute.

Plus loin, sur la partie que vous n’entendrez pas, il y parle des enfants soldats, ceux qui l’ont mis en prison parce qu’on n’aimait pas les photographes. La prison au Tchad. Il n’en dit pas assez pour dépasser mes souvenirs. J’ai cru que j’allais apprendre des choses.

Et puis, à quoi bon ? N’était-ce déjà pas si doux de vivre ses retrouvailles inattendues ?

Enfin, il y a cette photo, que je découvre. Rien ne dit ce qu’elle est, qui ils sont. Je me heurte à cette mémoire qui n’existe plus.
Il me faut enquêter, déduire. Découvrir l’identité de l’avion d’abord, un Handley Page H.P.42 immatriculé G-AAUE et nommé Hadrian. C’est un avion qui a volé entre 1931 et 1940, embarquant 16 passagers.
Déduire. Il semble y en avoir bien plus qui font la queue. Et puis si cette photo a un lien avec famille, qui aurait eu ces moyens ? C’est un avion long-courrier qui volaient vers le moyen-orient et l’Afrique, des voyages de luxe.
C’est sans doute une image prise lors d’un salon. Vues les années ce serait bien mon grand-père, né en 1920, et son frère, Roger, un peu plus jeune. Tiens, cette femme me rappelle mon arrière-grand-mère maintenant que j’y pense, oui. Et il semble que cet homme soit mon arrière grand-père.

Je trouvais cette image assez belle. La voilà qui prend une place dans ces souvenirs par procuration. Les voilà qui me saluent, en 1931 ou 1932.