Woooof

« Woooof » c’est un peu la sensation, quand je réalise, après coup.

Je marche, je coure, je pédale, je cuisine, peu importe : à un moment, je suis comme transporté. J’étais là, et… pouf… je ne ne suis plus là. Ou alors plus le même.

Ce matin, à vélo, dans les rues de Maville, j’allais chercher de quoi nourrir ma famille. Ambiance normale, humeur normale. Puis soudain, je me sens submergé. Les larmes sont derrière les vannes, quatre par quatre prêtes à bondir.

Il faut décoder, reprendre les choses à l’envers. Chez moi on parlerait de reverse engineering.

On tire le fil pour comprendre. Il y a eu ce rayon de soleil qui s’est levé. Je suis à vélo. J’ai aussi senti ces odeurs de bois… de feu de bois dans un jardin. Comme quand je faisais du feu dans le jardin… Je suis chez mes grand-parents. Vacances d’hiver. J’ai 12 ans.

Une seconde suffit.

La vue d’un évier jeté dans un jardin, au milieu des débris d’un chantier d’agrandissement d’une maison du voisinage, m’a récemment plongé en une seconde maximum dans un désespoir profond. Pourquoi ? Parceque d’association en association, la vue de cet évier m’a conduit à penser à la famille qui rénove cette maison, au plaisir qu’ils doivent ressentir à avoir un nouvel évider, une nouvelle cuisine, au fait que c’est tellement super pour eux… puis au sentiment que tout cela est tellement vain : ça n’a pas de sens, rien n’a de sens.

Ces riens, images, sons ou odeurs furtives peuvent déclencher des raz de marée émotionnels en une fraction de seconde seconde. Me plonger dans les émotions d’un souvenir ou d’une lointaine association d’idées. Avant d’avoir vu quoi que ce soit venir, je suis débordé. Je prends la vague dans la tête, puis, quand j’ai repris ma respiration, je tente de comprendre.

Maintenant je sais, je comprends ce qui se passe. Avec l’habitude j’arrive à repérer ces moments où mon humeur ou mon moral basculent plus vite que ma conscience n’est capable de suivre. Je repère ce trou d’air émotionnel, et je détricote. Je comprends cette sorte de bouffée. Comme un backdraft. Le feu couve, j’ai ouvert la porte. Woooof !

Parfois quand même, j’aimerais débrancher…

Lego, satori, zèbres et gnous

C’est une évidence : plus j’avance, moins j’avance. En apparence.
Depuis quelques mois, je piétine dans un marécage. Contraint à gérer un contexte professionnel délicat. Contraint à planifier, négocier, revoir ma stratégie, renégocier, tout remettre à plat. Et ainsi de suite.
Rien n’avance, mais tout de même. La partie va s’arrêter. Je dois m’en aller, à court ou moyen terme, je ferai autre chose, ailleurs. Et je n’ai pas vraiment idée de quoi, ni où. Je suis perdu, comme je ne crois pas l’avoir déjà été avant.

Je suis patron, pas tout à fait par accident mais pas par vocation. Presque par obligation. Je ne pouvais plus faire autrement. Mais c’est une telle charge. Demain je ne le serai plus. Plus ici en tout cas. Demain, ou bientôt, je serai salarié, à nouveau, ou indépendant. Demain, ou bientôt, je serais ailleurs. Serai-je le même.

Je dois épouser des gens que je n’ai pas choisis, négocier une transition que je n’ai pas souhaitée, mettre le cap sur un avenir que je ne sais pas dessiner. Alors je me cherche, je cherche. Je lis des offres d’emploi, j’envoi des courriers. Et je fais tout ça en y croyant assez peu. Car je sais bien que ça ne marche pas comme ça chez moi. Je travaille depuis assez longtemps maintenant, et je le sais : mes tournants professionnels n’ont jamais été décidés. Plus exactement, il n’ont jamais été initiés par mon intention. Une fois initiés, oui bien sûr, j’ai fait le choix d’aller au bout. Mais, toujours, c’est une rencontre, une discussion, une opportunité qui semble tomber du ciel.
Deux fois j’ai cherché à provoquer un changement, aller plus vite que la musique. Deux fois j’ai cherché du travail. La première fois je m’ennuyais, je voulais changer d’air ; la deuxième fois je devais sauver ma peau. A chaque fois que j’ai trouvé un travail, en l’ayant cherché donc, je l’ai quitté dans les trois mois.

Mais aujourd’hui j’ai besoin de changer. Je dois mettre en oeuvre une autre projet. Je dois inventer un autre projet, puis le mettre en oeuvre. Et les opportunités qui se dessinaient jusqu’alors n’ont rien donné. Alors je cherche. Je lis des annonces, je lis des discours formatés, des descriptifs de projets et de postes entre technobabble et corporate-winner-bullshit. Je vois beaucoup de cases bien propres dans lesquelles on souhaite faire entrer de bons soldats formatés comme des briques de Lego. Des grandes structures rationnalisées, gouvernées par des process, gérant des ressources, des coûts, cherchent des pièces à insérer dans leurs rouages. Des machines. Des flux. Je me suis rarement senti aussi inutile et étranger à tout ça.

Pourtant j’ai l’habitude de me sentir martien. Ca dure depuis quelque part dans mon enfance lointaine. Depuis un peu plus de trente ans, j’ai ce sentiment de décalage. Mon leitmotiv préféré a longtemps été « les autres, ils ne sont pas comme nous ».
Je regarde ce monde s’agiter autour de moi sans bien le comprendre, mais le sang glacé par cette nécessité de vivre dedans, de ne pouvoir complètement m’en défier, de devoir m’y fondre même. Ce monde m’est souvent incompréhensible, mais il n’est pas possible m’en échapper. Je ne comprends pas ses élans, ses passions, ses travers. Il ne me comprends guère, à vrai dire.
Quant au monde du travail, je ne peux pas lui déclarer ma différence. Je dois lui déclarer ma flamme, lui vanter mes mérites. Lui « vendre mon cul ». Je suis là incognito. Je me fonds, je tâche de ne pas me faire remarquer.

Ce monde là a besoin de certitudes, d’indicateurs, de formatages, de flexibilité mais pas d’exotisme. Il faut être souple et prévisible. Et surtout, avoir une forme qui correspond à une case. Si tu ne rentres pas dans une case, tu n’as pas ta place.
Je me suis toujours senti martien, et je suis en plus autodidacte. Comment entrer dans les cases sans me couper les bras, les jambes et la tête ?

Comment glisser un zèbre dans un troupeau de gnous ?

J’ai lu récemment deux citations. La première est attribuée à Ernest Hemingway :

Nous devons nous y habituer : aux plus importantes croisées des chemins de notrevie, il n’y a pas de signalisation.

La deuxième est de La Fontaine :

On rencontre sa destinée. Souvent par des chemins qu’on prend pour l’éviter.

Me voilà donc sur les routes, et je repense à cette chanson que j’aime tant, et qui me disait :

Mais je me lâche la main
Je m’éloigne de moi
Je me retrouve au matin
Sur la mauvaise voie
Quand on se perd en chemin
Comment venir à bout
De ces efforts inhumains
Qui nous mènent à nous

Je suis là, sur cette route. Je me suis lâché la main. Je me suis perdu en chemin. Et il n’y a pas de signalisation, c’est un fait…