Il me restait une heure avant de partir. Une petite heure alors que j’étais là depuis déjà deux longues journées. Je suis allé regarder dans les placards du sous-sol, à la recherche de livres. Il me restait une toute petite heure, et je suis tombé sur les dossiers.
BRIGADE DE B.
Cejourd’hui vingt trois août mil neuf cent cinquante trois, rapportons les opérations suivantes (…)
Deux longues journées passées là, chez ma grand-mère, à m’occuper de mon père.
Deux longues journées dans la maison-du-bouton-du-milieu. Entouré de souvenirs. Les miens, les siens, les leurs. Au coeur du maelström. A l’hypocentre de séismes répétés. Dans cette maison des souvenirs, chaque pièce a ses fantômes, chaque pièce a ses drames.
Il y a la cuisine où j’ai vu Tatie suffoquer, du haut de mes trois ou quatre ans, et dont la photo voisine celle de Sainte Thérèse sur la cheminée du salon. Sur le mur en face, mon oncle, dont la présence habite la pièce, qui aura toujours 47 ans. Dans le bureau, le portrait d’un disparu, dont je n’ai jamais connu que ce portrait, qui m’a observé depuis toujours. Ce portrait qui était là avant moi, comme un deuil impossible. Comme leur deuil impossible.
Le vingt et un août milneuf cent cinquante trois à dix heures quarante cinq minutes, à notre caserne, sommes prévenus par expresse (…)
A sa droite, un autre portrait. Une enfant au regard suspendu dans l’éternité en noir et blanc.
Doisneau parle de trois secondes d’éternité. Rien ne pourrait mieux s’adapter à ces portraits. Roger et sa fille, Tatie, Christian. Je passe sur Sainte Thérèse.
Dans la chambre, plusieurs décennies d’histoire familiales sont suspendues, encadrées, dans un pêle-mêle acharné aux couleurs passées, comme ces vies pour la plupart terminées.
A notre arrivée sur les lieux à 10 Heures 50, trois personnes, un homme une femme et une fillette, ensanglantées viennent d’être dégagées par les premiers témoins, de l’intérieur d’une voiture PEUGEOT 203 écrasée contre un platane.
Depuis des années je me dis que dans cette famille, on a le gène du drame.
On ne pleure guère devant les autres, mais on porte sa croix. On fait sentir le poids du drame.
Cette grand-mère chez qui je suis, n’est pas une marrante. Cette grand-mère paternelle, qui un jour a dit à ma mère de vingt ans, jeune mariée, ou sur le point de l’être, « vous ne me tutoierez pas », avait juré à sa propre mère, sur son lit de mort, qu’elle ne serait pas remplacée. Ambiance.
Enfilez les patins et portez votre croix.
Le docteur qui arrive s’empresse auprès des blessés et nous fait connaître que l’homme a cessé de vivre et qu’il y a urgence à diriger la femme et la fillette sur la clinique (…)
Je suis là depuis deux longues journées pour m’occuper de mon père, qu’une longue maladie rend dépendant. Il ne retrouvera jamais son indépendance, son état pourra, au mieux, ne pas s’aggraver trop vite.
Sa mère, 85 ans, s’occupe de lui, et, tous deux, ont saboté toutes les tentatives de bâtir une solution pérenne, un hébergement adapté.
A bout de forces, c’est sous la menace d’une hospitalisation par son médecin qu’elle est donc partie quelques jours et qu’il faut donc prendre le relai, sans préparation.
Depuis quelques années, elle s’épuise à s’occuper de ce fils malade, refusant plus que quelques interventions à domicile, refusant surtout d’envisager des solutions d’hébergement.
Elle porte sa croix. Elle le dit même. Elle porte sa croix, comme on la porte dans cette famille, sous les regards de ses tante, mari, et fils, figés pour l’éternité dans les sels d’argent.
Depuis tout petit, j’ai ce sentiment que la drame est là, inscrit dans les gènes, dégoulinant des murs, baignant le regard de ces portraits.
Depuis si longtemps je vis cette famille comme un poids. Il y a de l’amour mais il y a d’abord du devoir. On se doit d’être là. On se doit de souffrir aussi parfois.
J’ai vécu certain de ces drames : la mort de mon oncle, celle de mon grand-père, celle de Tatie. Avec le temps j’ai appris des bribes d’histoires, mis des noms.
J’ai su nommer cet homme en noir et blanc, perché au-dessus du secrétaire : Roger. J’ai su nommer cette petite fille aussi.
Ce jourd’hui à huit heure, nous sommes avisés par le docteur D. que la jeune Evelyne est décédée dans le courant de la nuit passée à l’hôpital (…)
Me voilà donc, au terme de deux jours un peu irréels, au coeur du volcan.
Mes frère et soeur et moi sommes ici car elle nous a mis au pied du mur, préparé son coup et prenant soin de ne nous laisser aucune possibilité de faire autrement. Il semble qu’on attende de nous que nous portions aussi notre croix.
Cette famille porte ses croix, depuis aussi loin que je me souvienne.
Il me reste à peine une heure et me voilà, assis sur le sol en béton du sous-sol, à sortir de cette pochette des feuillets jaunis.
Côte à côte, dans le même dossier, le rapport de gendarmerie détaillant les événements du vingt et un août, sur la route entre Roanne et Saint-Etienne, dont je n’avais jamais connu les détails, des échanges de courrier avec des hommes de loi, initiés à peine dix jours après l’accident par mon arrière grand-père, étudiant la possibilité d’attaquer les Ponts et Chausées. Il y a aussi cet autre courrier, écrit trente-cinq ans plus tôt. Me voilà soudain à quinze jours de l’armistice… de la première guerre mondiale :
Le 26-10-18
Mes chers cousinsUn malheur affreux vient de nous frapper.
En proie à la plus vive affliction, je viens vous annoncer la triste nouvelle dont je suis chargée : notre cher petit Frantz a été tué le 23 septembre au cours d’un grand combat en Serbie.
Ce matin en arrivant de travailler je reçois une lettre d’un copain à mon petit Frantz m’annonçant cette triste nouvelle et me priant de vous avertir ce qui m’est très pénible.
Soyez persuader mes chers cousins que j’ai perdu le soutien et le protecteur de ma vie, celui qui en partageait le fardeau avec moi.
Nous en pleurerons ensemble, vous un fils chéri et moi un petit ami adoré que j’attendais depuis de longues années et qui maintenant ne me reviendras pas.
Oh ! C’est cruel ! Notre amour était trop sincèr, il a fallu que les bandits viennent troubler notre bonheur.Bien des fois j’ai eût des occasions pour me marié ! Oh ! non : Jamais ! je n’ai voulu ; J’attendais confiante le coeur rempli d’espoir le retour de mon petit Frantz à qui j’avais sacrifier ma vie entière.
Je ne puis essayer de vous consoler, puisque moi-même il m’en est impossible.
(…)
En quelques feuilles de papier jauni je retrouve une partie des grands drames de cette famille, regroupés et conservés précieusement dans cette pochette.
Les drames autour desquels son histoire semble s’être construite.
Ici, ce n’est pas seulement la perte de Frantz1 que l’on pleure. C’est celle d’un rêve. Elle lui avait « sacrifier [sa] vie entière« . Cette vie dont il « partageait le fardeau« .
La disparition de Roger et d’Evelyne, drame épouvantable, objectivement, semble être une braise entretenue pendant quelques décennies. Leur épouse et mère ne s’est jamais vraiment remise. Leur frère et oncle a porté ce drame aussi. Le deuil semble interdit. Le soulagement interdit. La souffrance, le drame et la colère, ciments de destinées vouées à porter croix et peines.
J’ai appris très récemment que, le jour de mon mariage, mon grand-père paternel n’avait rien trouvé de mieux à dire à ma mère qu’elle aurait causé la dépression de ma grand-mère… vingt-cinq ans plus tôt : cette dépression qui a suivi la séparation de mes parents.
Les mots me manquent depuis.
Je suis là, assis par terre, à lire ces feuillets jaunis gardés précieusement depuis quatre-vingt quinze ans pour le plus ancien, soixante ans pour le plus récent. Je lis ces drames et ces colères qui nous lient, regroupés en une sorte d’étrange condensé, comme un guide à l’usage d’un visiteur à la découverte de notre histoire.
Je me sens si étranger à ces gens. Je suis en colère. Je suis peiné. Je voudrais n’être pas des leurs. Mais je le suis. Je veux rompre ce relai intergénérationnel. Gardez vos peines et colères. Laissez les morts partir, reposer.
Une amie m’a dit un jour que la colère est comme une braise tenue au creux de ta main. C’est vrai.
La colère, et les morts que l’on traine comme autant de croix.
Je brise la chaîne et je ne soufflerai pas sur ces braises entretenues pieusement pendant un siècle. Laissez moi en paix.
1. Frantz avait 22 ans quand il est mort, en Serbie, à Monastir. Il est arrivé en France avant l’âge de 4 ans avec son frère aîné et sa mère, tous trois allemands. Leur mère se marie en 1900. Les deux frères, adoptés par leur beau-père, deviennent Français, et sont mobilisés en 1914. Ils se battront ainsi contre les allemands. Le frère aîné est tué pendant la bataille de la Marne. Frantz un mois avant l’armistice, bien loin de chez lui. Tous deux sont officiellement Morts pour la France, et décorés. Pendant la guerre suivante, mon grand-père (qui porte notamment les prénoms de ces deux oncles) échappera de peu au front russe, où il faillit être expédié en raison de cette ascendance allemande. La vie est parfois objectivement cynique.
Si tu savais à quel point ton texte me parle. J’ai fui ma croix mais elle nous rattrape toujours, la vie ne nous laisse pas le choix. Les épées de Damoclès finissent toujours par trancher. Des pensées pour toi, pour que le fardeau soit moins lourd à porter, pour que l’effet des vacances perdure…
Touchée. Je ne sais trop dire comment. Des échos beaucoup, des ricochets aussi… Troublée. Je ne sais trop dire pourquoi. Faire son deuil … Pardon ce commentaire est confus. Mais merci pour ce texte en tout cas.