Des portes

Jusqu’à aujourd’hui la métaphore qui me serait venu le plus spontanément à l’esprit pour représenter la vie et ses étapes, c’est celle de chemins.
On les emprunte, on les quitte, il y a des embranchements. La ligne de vie ressemble bien à un cheminement. Ca a du sens. Alors c’est ce qui me venait.

Aujourd’hui je vois des portes.
La vie c’est une histoire de portes. On en ouvre, on en ferme, on hésite à en ouvrir, à en fermer, on en laisse entr’ouvertes. On en enfonce certaines déjà ouvertes, on en barricades d’autres, et on s’en prend dans la figure.

La vie c’est une histoire de portes et aujourd’hui il était temps d’en refermer une, une vraie en bois, en verre et en métal avec une vraie serrure compliquée, qui contribue à en fermer une plus grande, symbolique, elle.

J’ai refermé la porte de cette maison. Peut-être pas pour la dernière fois de ma vie, mais au moins l’une des toutes dernières. Et pour la première fois, je l’ai refermée sur une maison vide. Entièrement. Plus un meuble, plus un objet significatif, presque plus un objet tout court, plus un souvenir qui traine. Juste une croix et son supplicié, dans une chambre. A quelques jours de ses cinquante ans, la maison qui s‘était déjà tue, vidée de ses voix, s’est aussi vidée de ses biens et de ses poids.

J’ai mis en boîtes, en sacs, donné, jeté, fait vider et fait jeter, dans une succession de visites, d’opérations et de sacs.
J’ai évalué quelles mémoires méritaient d’être conservées, chaque fois pratiqué une nouvelle épreuve de lâcher prise sur ces représentations, ces charges, ces symboles, ces traces de leurs vies qui voudraient bien rester avec moi si on leur demandait ; ces témoignages qui pourraient vouloir me faire croire que c’est leur persistance, leur présence encore un peu, juste un peu plus longtemps dans mon monde, qui rattacheraient leurs propriétaires disparus encore un peu à la vie, les rendraient encore présents. Ou leurs vies moins vaines…

Alors j’ai jeté, beaucoup, beaucoup… beaucoup. Gardé, très peu. Donné, pas mal.
Je me suis dit (en y croyant) que je n’offensais pas les morts, que je ne rendais pas leurs vies plus vaines, nos amours moins vrais, nos souvenirs moins biaisés, nos histoires plus simples.
J’ai pris ces portraits, qui attendaient leur heure, après avoir été décrochés. Et puis oui, ashes to ashes, dust to dust, ils ont tenu leur place dans un rituel à base de flammes et de « adieu ».
Une pièce après l’autre, le vide s’est fait, et le silence encore un peu plus profond. Une pièce après l’autre vide et silence ont recouvert les pièces comme une vague se répand, qui nettoie, qui emporte cinquante ans de joies, de peines, de rires et de colères, d’espoirs et d’angoisses vécues là, de ces vies qui y étaient aussi venues avec leurs valises chargées de vies d’avant encore sous forme de mémoires en papier, en objets.

Aujourd’hui j’ai fermé la porte sur une maison vide et encore un peu plus sur ses vies d’avant.

J’ai dit aux morts d’être morts, maintenant. J’ai dit aux vies d’être des souvenirs, aux joies d’avant de venir les fleurir, aux peines d’avant de s’évanouir, et de tous me nourrir comme ce serait juste : pas trop, avec douceur.

C’est des histoires de portes, la vie. On les ouvre, on les ferme, on les loupe. On essaie de ne pas y laisser trainer ses doigts.
Et puis on se dit que si les portes peuvent être fermées dans une action de recul, pour enfermer, contenir, tenir à distance, elles sont aussi des objets de passage, des seuils. Aujourd’hui je passe. J’avance.

« Tout commence par une interruption » – Paul Valéry

♪ ♬ All dead ♫ ♪ All dead ♫

Si la vie est un chemin il n’est sans doute pas rectiligne et on y retrouve des expériences, comme si l’on revenait dans un lieu connu. C’est aussi un chemin que l’on peut parcourir en pensée, y revenir sur ses pas, y observer ce qu’on avait peut-être laissé derrière soit.

Depuis la mort de ma grand-mère en août dernier, le chemin prend des airs de déjà-vu ; le bégaiement a même eu un côté assez saisissant et un peu cynique.

Et me voilà aujourd’hui à démarrer cette phase étrange, ce que l’on appelle une succession, qui s’apparente ici à la fin de toute une histoire, qui me donne l’impression de refermer le livre de tout un pan de famille. Et pourtant, je suis là, j’ai des enfants, cette famille existe encore par moi, en moi. Oui. Mais il y a tout de même cette impression, ce « voilà, tout ça c’est fini ».

Je recommence, je dois encore vider, débarrasser une vie, comme je l’ai déjà fait un peu en décalé, un peu comme une répétition, il y a deux ans. Aujourd’hui ce ne sont plus les maigres affaires de mon père mais toute une maison remplie d’une vie, de plusieurs vies. Comme un archéologue, je commence à grattouiller, découvrir des strates. Les souvenirs d’autres vies embarquées dans celle-là même que je débarrasse, trie, referme.

J’ai commencé par m’occuper des photos. Celles qui me pesaient. Celles des morts. Tous ces morts qui peuplent cette maison, j’avais besoin de leur dire gentiment d’aller vivre leur mort ailleurs. Pour eux, et puis aussi pour moi. Alors j’ai décroché ces portraits, un par un, et puis je les ai retournés, posés en haut d’une armoire pour commencer. Bientôt je trouverai un rituel, sans doute à base de feu. Il est temps que tu partes, Christian. Moi je crois que je t’avais laissé partir, mais ta mère ne pouvait pas, alors tu étais dans le salon la cuisine, les chambres, le bureau. Mon père, il est temps aussi. Et puis papi. Et bien sûr Roger & Evelyne, dont les portraits étaient sur le haut du secrétaire depuis aussi longtemps que je me souvienne. Probablement depuis que cette maison existe. Quarante-neuf ans à nous fixer. Tatie, qui n’est plus là depuis longtemps mais dont le souvenir de la mort me donne encore envie de respirer un grand coup, quand on attendait, dans ce couloir, ces pompiers qui ne venaient pas, ces pompiers revenus un jour de juillet il y a deux ans, et puis un petit matin d’août ce été. Cette fois c’est moi qui les avais appelés, comprenant que la mort arrivait, qui leur avais expliqué.

En rangeant, je suis tombé sur cette photo. J’ai été saisi d’un drôle de sentiment en la regardant. C’est Freddie Mercury qui s’est mis à chanter dans ma tête : « All dead, and gone, all dead and gone« .

C’est le salon de la maison-du-bouton-du-milieu (j’en vois deux qui suivent), il y a là mon père, ma grand-mère, son père (le premier décès dont je me souvienne), mon oncle Christian, ce con, quel con ! Et Marie, quelle sacrée nana.
Pas un qui reste. Ni mon grand-père, sans doute derrière l’appareil photo.

Je suis devant cette image, moitié en souriant parce qu’il y a un milliard et demi de choses chouettes qui me sautent au visage quand je pense à eux, parce que c’est une photo joyeuse, moitié les yeux humides parce que… parce que merde.

« Toute la douceur de la vie s’écoulait
avec ses larmes. (Odyssée, V) »

Cette maison, ce travail que je commence, c’est tout ça. C’est tout ces gens qui sont pliés, qu’on va ranger. Toutes ces vies qui convergeaient là, dans ce salon, dans cette maison. Il faut raccompagner tout le monde à la sortie. On ferme. Le 19 août j’ai terminé mon service. J’ai fait ce que j’ai pu. Maintenant je rentre.

C’est ce chemin que j’emprunte maintenant. En fait, je crois que ce voyage a commencé plus tôt, il y a quelques années. Quelque part entre ce cheminement intérieur, dont le commencement m’a conduit à ouvrir ce site, et ces histoires de famille qu’il m’a fallu digérer pour certaines, accompagner pour d’autres. Et maintenant il est temps de retrouver mon ithaque. Sylvain Tesson parlant de l’Odysée nous dit que c’est « le texte du retour au pays, le chant de la remise en ordre du destin ». Allez, en route, donc !

En commençant à écrire ce texte, écoutant de la musique en mode aléatoire, c’est Nas qui est venu chuchoter dans mes oreilles les mots de la fin :

Life’s a bitch and then you die; that’s why we get high
Cause you never know when you’re gonna go
Life’s a bitch and then you die; that’s why we puff lye
Cause you never know when you’re gonna go
Life’s a bitch and then you die; that’s why we get high
Cause you never know when you’re gonna go
Life’s a bitch and then you die; that’s why we puff lye

Des traces et des images, des vies et des héros

J’ai terminé il y a quelques jours la lecture du livre Les Disparus, de Daniel Mendelsohn. C’est une lecture qui ne vient sans doute pas par hasard dans ma vie, là, maintenant, et qui évoque beaucoup.

J’ai lu ce livre dans une période de deuil après avoir vu ma grand-mère disparaître.
Durant ces dernières années nous avions beaucoup discuté et eu notamment pas mal d’occasions d’échanger sur l’histoire de notre famille. C’était parfois au gré de mes recherches généalogiques, qui m’ont notamment conduit à quelques découvertes ; découvertes qui l’ont surprise et m’ont poussé à la questionner sur certaines personnes ou périodes. C’était également au gré de conversations, quand j’ai voulu tirer des fils, me faire raconter, comprendre, ne pas perdre.
En 2007, de la même façon, j’avais interviewé de façon plus formelle mon grand-père sur ce qu’il avait fait durant la deuxième guerre mondiale. Durant de cette conversation, enregistrée un mois avant sa mort, il m’avait raconté sa rencontre avec ma grand-mère, qui intervient d’ailleurs dans la conversation pour compléter.
Début 2017, ma grand-mère a elle-même voulu enregistrer quelques souvenirs de l’histoire de famille et en particulier cette période allant de leur rencontre à leur mariage.

Il y un mois, peu après la mort de ma grand-mère, j’ai trouvé un dossier contenant toute leur correspondance durant cette rencontre, depuis la première lettre, quelques jours après leur rencontre (dont je connaissait la date et le lieu précis) jusqu’à leur mariage.
Je débute à peine, et avec timidité, l’exploration de ces courriers, mais il y a là quelque chose de fascinant. Sur plusieurs points.

J’y trouve deux sujets qui me tiennent à cœur, qui sont aussi au cœur du livre de Mendelsohn.
D’abord, les traces : ce qu’on laisse, ce qui disparaît aussi. Cette envie qu’on a parfois de laisser quelque chose. Cette envie qu’on a parfois de retrouver des morts. Comme pour que ça ait du sens. En écrivant ça je pense aux héros grecs, je pense aux récits homériques, à ces personnages dont la crainte ultime est de disparaître de l’Histoire :

« Ah ! puissé-je ne pas mourir sans combat ni sans gloire,
mais accomplir un exploit qu’apprendront les hommes à naître »
(Iliade, XXII)

Peut-être ai-je cette crainte moi-même, qui me guide à préserver des fragments de mémoire ?

Le livre de Mendelsohn nous ramène aussi à l’Histoire et sa mémoire, qui est un sujet en soi, et à l’Histoire de la Shoah en particulier. Le croisement entre l’Histoire et l’histoire de famille, je l’ai esquissé avec ces histoires de tranchées. Je serai d’ailleurs peut-être amené ici à évoquer Shoah et histoire de ma famille, dans une histoire pas si triste.

Ce sujet, je l’ai déjà effleuré, en produisant ici le récit d’hommes et femmes de ma famille pendant la première guerre mondiale, ces mots qui dansent autour de la mort, et en sont parfois messagers. Ou bien dans un travail en cours qui permettrait de faire revivre un ouvrage de mon autre grand-mère.

Enfin, dans la mémoire, les mémoires, de nos ancêtres, et les traces que nous en préservons ou que, parfois, nous retrouvons, il y a parfois la confrontation à ce que nous ne connaissions pas. De ces parents, grand-parents ou plus lointains que nous avions connus, nous avions une image familiale, celle d’un rôle, d’une incarnation, d’un personnage.

Pendant longtemps, je n’ai vu de cette grand-mère récemment disparue que ce qu’elle donnait à voir : une femme un peu stricte, mère de famille soucieuse de la bonne tenue de sa maison, du respect des règles et de certains rituels, de certains standards, d’une image de la famille. Une femme que j’aimais mais catho et plutôt réac comme je la résumais souvent. Celle qui a dit à ma mère, il y a si longtemps « vous ne me tutoierez pas ».
Au fil du temps et, il faut le dire, des épreuves de la vie comme autant de coups sur la caboche, j’ai pu découvrir ces dernières années une personne plus ouverte, plus marrante, un visage différent. Une femme derrière le personnage. Une femme derrière la grand-mère. Il y a ce que le temps et les épreuves ont changé, mais aussi ce que je ne pouvais voir.

Nous avons échangé, beaucoup, je lui ai fait découvrir des tas de sujets de la boulange à la méditation, du parachutisme à l’hypnose, et tant d’autres encore. Elle m’a raconté ses bonheurs, plus très nombreux, et ses douleurs, trop nombreuses. Et puis elle m’a parfois raconté ces histoires de famille avec un air amusé. Quand elle m’a raconté les histoires de coucheries de la famille, ou les frasque de sa belle-sœur, en riant, je me suis fait la réflexion que cette personne là m’avait bien échappé jusqu’alors. Et j’ai ri.

Ainsi, nous n’avons de certains membres de nos familles, de certaines figures d’autorité, qu’une image de cette statue… une image tout court.

Ces lettres, qui dévoilent une relation qui commence, sont celles d’un homme et d’une femme, pas de mon grand-père et de ma grand-mère. Et comme ce journal de mon père, trouvé juste avant qu’il ne finisse dans une poubelle, levant un voile timide sur trois mois de sa vie début 1977, à 26 ans, ce sont de minuscules aperçus des personnes derrières les personnages et des vivants derrières les images des morts. Des bribes qui nous dévoilent les mecs et les nanas que nous voyons comme Papa, Maman, Papi, Mamie, et toutes ces figures en carton, comme des personnages disposés sur une scène. Ces mecs et ces nanas qui ont ri, chialé comme des mômes, désiré, baisé, trompé, fumé des trucs, vomi, hurlé de joie, déprimé, rêvé… vécu.

Et si on pouvait toucher ça avant leur mort ?