Rejoice

Je ne l’ai pas vu venir.

Un peu de rangement sur cet ordinateur. Des vieux fichiers sur le bureau. Un tri nécessaire. Celui-là attire mon regard. Son nom est un prénom. C’est un prénom comme aucun autre.

C’est le prénom d’un fantôme. C’est une vidéo. Oui je me souviens maintenant. J’avais oublié mais je me souviens que j’ai un jour récupéré cette vidéo. Des images du camescope aux coupes sèches et aux pixels baveux, des bribes de discussions sans une phrase complète. C’est le grand zapping. L’apéro, des cadeaux ouverts, le gâteau. Tout le monde est là. Il est là. La vidéo porte son nom. Il est là, il est heureux. Etonnament on ne l’entend pour ainsi dire pas dans cette vidéo. Deux mots dans une phrase coupée, rien de plus. C’est son anniversaire, et on ne l’entend pas.

Ce jour là j’avais fait quelques photos. Pour une raison que je n’explique pas, j’avais fait des photos de tout le monde sauf de lui. J’ai cherché, re-cherché, et encore. Pas une photo de lui. Je m’en souviens car j’ai voulu revoir les photos de ce jour en particulier. Ce jour où pour la dernière fois j’ai profité de lui, où pour la dernière fois on s’est parlé, où pour la dernière fois je l’ai vu sourire.

Plus de son, peu d’images. Comme si il s’effaçait déjà.

Je le vois à l’écran. Comme dans un film dont on connait le méchant, devant lequel on veut crier au personnage innocent « attention, derrière toi !!! », je voudrais le prévenir que dans deux jours il va s’effondrer. Que dans deux jours, dans son cerveau, la rupture presque fatale va survenir. Est-ce que ça pourrait changer quelque chose ? Est-ce qu’il pourrait être sauvé ? Je ne sais pas. Mais je le vois et j’oublierais presque que j’ai dix ans de retard. Dans la vidéo, comme dans l’espace, personne ne m’entendra crier. Alors je le regarde et je sais que dans deux jours, il y a dix ans, tu vas t’effondrer.

Qu’ensuite je le verrai sur ce lit, branché à cette machine. Que je lui parlerai. En blaguant, façon de dire « allez ça suffit », parceque plus c’est grave moins j’y crois, alors je blague.

Je me souviens qu’un soir je lui dirai que maintenant il faut vraiment revenir, qu’on a envie qu’il revienne, que ce n’est plus drôle. Et qu’une poignée d’heures après cette dernière supplique il mettra définitivement les voiles sur sa conscience. Le lendemain, je recevrai ce coup de fil inoubliable.

Dans la vie y’a pas de « undo ».

J’ai lancé la vidéo et j’ai pris cette flèche dans le coeur.

Ma grand-mère était encore joyeuse. Elle n’avait pas perdu ce fils, puis un mari. Son autre fils était encore valide. Tout a changé. Mon grand-père si vivant sur ces images, a sombré corps et âme. Mon père est déjà malade. On le sait mais il ne veut pas en parler, nie. On ne sait pas grand chose en fait. Ca se voit mais il est valide. Il bouge, il parle normalement. Tout a changé. Si il n’avait pas fait l’autruche, est-ce que ça aurait pu être mieux géré ? Est-ce que je pourrais lui crier à travers l’écran, lui dire de faire quelque chose ?

Il y a une semaine, je suis retourné là-bas. Dans cet hôpital du bout du monde. J’ai pris un train, et un autre. J’ai marché dans ces rues désertes des mois d’août bourgeois, longé ces manoirs silencieux. Repensé à Will Smith dans le New-York de « Je suis une légende ». Ici les zombies sont de vieilles bourgeoises.

Mon pas, à nouveau, a fait pleurer le gravier des allées. Encore une fois, j’ai emprunté ces couloirs, et l’ai trouvé là dans cette chambre. Il était content de me voir. On s’est parlé. J’étais là comme un fils et comme un étranger. Incapable de me situer. Découvrant qu’il semble me voir comme un fils, quand je ne sais pas qui il est pour moi. Me sentant touché par son plaisir, honteux de me sentir étranger.

Le temps file, il charie les fantômes et les peines, les rêves et les espoirs. On se cramponne à ceux qui restent. Il faut réussir à lâcher prise, lâcher ces fantômes et ces peines, les laisser partir dans le courant pour ne pas couler avec eux. Une seconde encore on les retient, une dernière bouffée de ces souvenirs empoisonnés. Te voir encore même si ça me fait mal. T’entendre à nouveau, rien qu’une fois.

Maintenant il faut vivre. Être ici et maintenant. Profiter. Comme un signal, l’iPod en mode aléatoire proclame

I can’t change the world
But I can change the world in me
If I rejoice, rejoice

U2 – « Rejoice »

Je dois rêver, faire des projets, les mener, les abandonner, avancer.
Tiens, sur ces images je faisais au moins cinq kilos de plus.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *