Memory lane

On représente souvent le temps comme un fil qu’on déroule, ou un fil qu’on suit peut-être. Une pelote qu’on déroule derrière soit, ou qu’on rembobine, une ligne qu’on parcourt. Le temps c’est un trajet. Droit ?

Il me fait parfois l’effet d’un tourbillon qui nous emporte. Il y a des trous d’air, de brusques remontées, des loopings, des retours en arrière, et puis en avant et puis…

Le temps ne s’écoule sur une ligne, comme cette pelote qu’on déroulerait jusqu’à la fin, ou comme les grains d’un sablier. Le temps qui passe est comme une machine à laver. Je suis enfermé dans son tambour et regarde par le hublot. Il y a des périodes de calme pendant que le programme se déroule, et puis des périodes d’accélération.
Le tambour tourne parfois dans l’autre sens.

Si le temps est un fil c’est un fil fragile, emmêlé, collant, comme un fil de soie, balloté par le vent. Sur ce fil de soie je retrouve parfois des traces de moi.

Cette mission m’a entraîné dans un quartier que j’ai quitté il y a 20 ans. Je m’amuse de ce hasard, de retourner dans mon « ancien quartier ».
Me voilà en train de déjeuner dans une brasserie, qui n’existait pas alors, dans cette rue où j’ai passé mes premières années parisiennes, mes dernières années collège. Me voilà passant plusieurs fois par semaine devant ce collège et lycée. Et puis devant cet autre appartement, où j’ai passé mes années lycée.

Dans ce quartier, chaque rue est chargée de souvenirs, à la pelle. Je passe et repasse devant ces souvenirs, devant ces appartements. Mes fantômes, ces Moi du passé, semblent être à la fenêtre de chacun, me regardant chaque jour conduire dans les rues de ma mémoire, sur la traces du fil de moi.

Pendant 6 mois j’ai ainsi retracé les rues et les souvenirs d’une période charnière par le biais d’une mission que le hasard a voulu dans ce quartier de ma mémoire, dans cette tranche de ma vie.

Et puis la mission s’est poursuivie mais le client a déménagé. Exit les souvenirs, direction une banlieue sans rapport. Alors j’ai réglé mon GPS, un beau matin, pour qu’il me guide sur l’itinéraire convenable pour rejoindre le nouvel immeuble de la nouvelle partie de la mission.

J’ai sagement suivi les conseils de la machine à voyager, glissant mes roues dans ses directives, glissant sans le savoir un peu plus bas dans la rues du temps. Arrêté à un feu, le nom de l’arrêt de bus en face me dit quelque ch… Je réalise que je suis derrière ma première école primaire. Je continue à suivre le fil du GPS qui me fait passer devant cet immeuble dont le nom de la rue est ancré dans les replis de mes neurones.

Je suis à la fenêtre. J’ai 7-8 ans. J’ai fabriqué un parachute pour l’un de mes Playmobil les plus courageux, qui va le tester au péril se sa vie.
J’ai 10 ans et je réussi à voir un passage de Johnny Guitare le matin avant de partir à l’école, alors que se termine une nuit de westerns à la TV, nuit que je n’ai pas pu voir bien sûr. Johnny Guitare et la pièce trouée sont toujours là.
J’ai 11 ans et ma mère saute de joie dans les bras de mon beau-père, ce 10 mai, alors que le visage videotext du nouveau Président s’affiche ligne par ligne.

J’ai 11 ans et depuis le fenêtre je salue le Moi d’aujourd’hui, qui suit le fil.

La route tracée par le GPS dans les rues de cette banlieue et de ma mémoire passe maintenant devant mon autre école primaire, et puis, une minute plus tard, alors que le flash de souvenirs n’a pas fini de m’exploser à la figure je suis devant mon premier collège, et puis enfin, 2 minutes plus tard, devant cet autre appartement.
Encore une rue au nom gravé pour toujours dans ma mémoire et un appartement dont je pourrais encore dessiner le plan 38 ans plus tard.
J’ai 5 ans et je regarde Rue Sésame. J’ai 6 ans et je brise la porte vitrée.

Je sens sur moi le regard du Moi de 6 ans, en colère, pendant que je poursuis ma route. Je vais maintenant passer devant ce dernier appartement. Celui que j’ai habité avant de partir pour Paris. J’ai 11 ans. Yannick Noah tombe à genoux sur la terre battue. Je sens que c’est un drôle de truc.
J’ai 12 ans et une affiche dédicacée par un grand joueur de tennis que j’accroche fièrement dans ma chambre. La vie va bientôt jouer un nouveau tour, redistribuer les cartes. Nous allons partir pour Paris. Dans ce quartier du nord.

La boucle du temps est bouclée.

Ce seul matin, en un seul voyage, j’ai parcouru 7 années si riches, si denses, si fortes et tumultueuses, sous le regard des mes fantômes, en un seul voyage décidé par un algorithme californien qui m’a conduit dans les ruelles hantée des mes souvenirs, après avoir passé 6 mois dans le quartier des 7 années suivantes.

« La mémoire est une chienne indocile. Elle ne se laissera ni convoquer ni révoquer, mais ne peut survivre sans vous. Elle vous nourrit comme elle se repaît de vous. Elle s’invite quand elle a faim, pas lorsque c’est vous l’affamé. Elle obéit à un calendrier qui n’appartient qu’à elle, dont vous ne savez rien. Elle peut s’emparer de vous, vous acculer ou vous libérer. Vous laisser à vos hurlements ou vous tirer un sourire. »
Elliot Perlman

Pour tout ça

Ca commence avec le bruit. Un bruit qui monte soudain, qui empli l’air.
Il faut presser un peu le pas. Courir. Jusqu’ici c’était loin. Cette fois ça y est, tu es devant. Tu te demandes peut-être ce que tu fais là, tandis que bruit enfle, qu’il faut y aller, puis se hisser. Trouver sa place.
Ca commence vraiment avec le bruit, avec le bruit, cette odeur, et le souffle, une bouffée, indescriptible. Tout est indescriptible. Le bruit. L’odeur. Le souffle qui te fouette le visage quelques secondes. Les sensations que ça fait. Le sentiment d’être là, d’être là pour ça. C’est irréel et très réel. Tu es là de ton plein gré, tu l’a voulu, attendu, et en même temps tu te demandes ce que tu fais là, alors que tu t’assoies comme tu peux, dans ce bruit, cette odeur.
Ils sourient, tu souris, on plaisante. Il y a le bruit, l’odeur, et cette petite boule dans le creux du ventre et la respiration un poil plus lourde.
Le bruit enfle, change, c’est si particulier, si caractéristique. Ca te remue. Tu ne voudrais surtout pas être ailleurs, tu es tranquille, même si la petite boule te rappelle que c’est si spécial.
Les mains font leur travail. A droite. A gauche. Une main sur la fesse. Tout est bon.

On est partis. Ca secoue, ça secoue, ça tangue, ça se calme. Tu te tiens bien.

Sur le cadran l’aiguille sort du rouge, puis du orange. Elle va sortir du jaune. Quinze petites minutes encore à peine. Courtes et longues à la fois. Pas de peur. Mais une tension. Un rappel.

L’aiguille a dépassé le 2. Tu refais les vérifications. Trois sangles. Trois poignées. Tout est là ? Une poignée. Deux poignées. Trois poignées.

Il faut se préparer. L’aiguille sur 3.5, la tension remonte. Trois poignées, un appareil de sécurité, une petite boule dans le ventre.
Casque ok, lunettes ok. Sourires, concentration, checks et shaka avec tout le monde.

L’aiguille arrive sur le 4. Le bruit encore, le bruit qui change, qui annonce que c’est le moment. La lumière rouge s’allume. Le régime diminue. On stabilise. Le plus proche a déverrouillé la porte et la fait coulisser.
Le bruit change encore, l’air s’engouffre, c’est juste une sensation indescriptible. Ce n’est pas seulement l’air qui souffle, pas juste le bruit, c’est tout ça en même temps, tout ce que ça annonce. L’air froid qui entre par cette porte grande ouverte, le bruit, et tu sais ce qui va se passer. Encore quelques secondes. Un « OK » sonore, tonique, donne le départ, et le vert s’allume.
Déjà les premiers ont déjà disparu, par la porte, dans un souffle. Wooof. Un souffle qui se ressent dans la carlingue, un léger tressautement.

Ca va être le moment. Un signe. C’est le moment. Tu te rapproches et te voilà maintenant à la porte. Accroupi. Une main sur la barre, concentré. Le vent te fouette le visage. Étonnamment la tension est moins forte. Presque disparue. Car maintenant vient le temps de l’action.
Le regard sur l’horizon, un bon de côté, le souffle t’emporte, et il n’y a plus rien. Rien que le l’air qui souffle, et toi, comme un grain de poussière.

Il n’y a rien, que l’air, la respiration un peu plus difficile, et un grand calme.
Silence, puis rapidement le souffle, nouveau, le souffle de la chute.

C’est un sentiment incroyable, sur lequel les mots glissent. Une sensation folle. Un mélange de sérénité et d’excitation. 60 secondes, 50 mètres par seconde.
Il n’y a plus qu’ici et maintenant. Un mer de nuages s’étale en dessous, elle se rapproche à toute vitesse. 200 km/h à travers le ciel, à travers le nuages. Higelin dans la tête… et le souffle de la chute dans les oreilles.

Sur le cadran l’aiguille a repris une course folle, en sens inverse. Un cran toutes les deux secondes, elle fait marche arrière, court vers son zéro. Seul ici, en trois dimensions. La gravité gouverne la chute, et cependant, elle semble comme mise entre parenthèses. Une roulade sur les nuages, le ciel remplace le sol qui remplace le ciel. Les bras se replacent, comme des ailes. Une roulade en sens inverse. Un tonneau. Tout est fou. Il n’y a rien d’autre qu’ici, maintenant. Arraché au monde pendant 60 secondes, arraché au monde qui se rapproche, si vite.

L’aiguille arrive dans le jaune, 1.5… 1500 mètres. Encore un instant. Ici, maintenant.
Tranquillement, la main gauche se positionne, la droite va attraper la poignée, la tire doucement, puis lâche le petit bout de toile dans le vent… quelques secondes…

La décélération est franche, de 200km/h à 30, en 5 secondes. Tu as regardé la voile se déplier, se gonfler, les suspentes tendues, et soudain tout est calme. Plus de bruit, et une décharge d’adrénaline.

Tu cries peut-être, là-haut dans les airs. A encore un kilomètre au-dessus du monde des hommes. Un ki-lo-mè-tre. Tu cries peut-être, un cri de libération, de joie, de rage de vivre. La joie d’avoir vécu ça, un truc totalement dingue, et la joie d’être là, vivant, et aussi parce que tout a bien fonctionné. Heureux de te sentir vivant, d’une façon si forte, comme si il avait fallu le mesurer comme ça, en ouvrant une porte sur 4000 mètres de vide, en ouvrant la porte d’un avion en parfait état pour se jeter dans ce vide, d’un bon, de plein gré. Comme si il avait fallu marcher sur le fil de la vie pour en ressentir la solidité, ou juste pour en vérifier l’existence.

Maintenant tu pilotes ta voile, admires le paysage, mais déjà tu repenses à ce saut, à ce qui était si incroyable. Et déjà te voilà posé, tout en douceur. Pendant que tu ramasses la voile de ton parachute le coeur qui bat encore bien vite tu repenses à ce moment où, parfois, tu te demandes ce que tu fais là ; ces moments où tu montes dans l’avion avec cette sensation hors des mots, et ces moments, ailleurs, où tu te demandes à quoi bon, tout ça. Tu y repenses et tu te dis : « Ah oui, voilà pourquoi je fais ça, pour tout ça ».

Sinon, à quoi bon ?

Par où commencer ?
C’est comme une vague, dont la bosse se dessine, progresse, grossi, avant enfin de nous regarder de haut et déferler.

Vendredi, dans un manège, dans un tapis volant, dans la musique d’une attraction, d’une fête, la bosse commence à se dessiner. Un appel manqué, pour savoir comment on va. Un appel manqué pour savoir si on est touchés. Dans la musique de la fête, des cris de joie des enfants, la bosse se dessine et glisse à la surface du soir.
Les infos commencent à arriver. La découverte de ce qui se passe, loin, et pas si loin.

Goutte à goutte. Mort par mort. C’est loin et si près. Tellement irréel dans la musique des attractions, dans la joie des enfants qui courent pour jouer encore. Une atmosphère étrange, petit à petit, tombe sur le parc. Petit à petit, la stupeur s’immisce, prend forme. Des parents qui rigolent avec leurs enfants, le téléphone dans une main. Des infos qui s’échangent. Il semble que. J’ai entendu que.

Quelle étrange soirée. Si loin. Si près. Si épargnés et si touchés.
On aurait pu pleurer nos proches, tant nous avons, à proximité immédiate des lieux de ce drame, des très proches, amis ou famille. On se dit qu’on est passés à 200 mètres du stade une heure avant le drame. Ce restaurant où j’avais mangé. Je pense à ce bar où je buvais une bière un vendredi soir si récent, et au barman sympa dont j’entend encore l’accent, en me demandant si il vit.
C’était si loin, avant. C’est si proche, aujourd’hui.

La stupeur des infos qui montent, qui accompagnent jusque dans la nuit. Le parc qui se ferme au matin, les activités des enfants annulées. Le monde se fige dans une stupeur, suspendu au fil de l’actualité.

C’est une accumulation. Un record macabre. Une proximité inédite. Cette fois-ci on connaît les lieux, on en a fréquenté, les copains et la famille à deux pas. Et il y a cette incompréhension. Totale, infinie. La tentative désespérée de comprendre comment en être arrivé là. Comme si il y avait l’espoir de trouver un remède. Trouver comment soigner les autres. Trouver comment les tenir à l’écart. Qu’importe. Trouver. Maîtriser.

Comme d’autres l’ont dit, sans doute mieux mais peu importe, cette fois-ci c’est notre cœur qui est visé. Ce ne sont pas des flics, des soldats, des caricaturistes, des juifs, des… je ne sais qui ou quoi.
Cette fois-ci c’est notre coeur, nos amis, nos familles, nos rêves, nos joies qui sont tués, piétinés, mitraillés, explosés.

La stupeur se dresse, et déferle.

Je pense à 129 personnes qui ne riront plus aux terrasses de ces cafés, ne feront plus cette fête de la vie. Je pense à plus de 350 autres blessées dont la vie ne sera plus jamais la même, dont quelques dizaines sont encore suspendues à un fil si fragile.
Je pense à ceux qui sont sortis, sans blessures, et dont la vie ne sera plus non plus jamais la même. Elle reprendra, à l’extérieur, mais à l’intérieur elle sera différente.

Je pense à leur terreur, à leurs cris, devinés à la lecture de tant de témoignages. Je pense à ces épreuves qu’ils ont vécues pendant que nous jouions dans ce parc, si loin, si proche. Je voudrais les serrer dans mes bras. Les regarder dans les yeux, faire vivre l’humanité qui a survécu en nous, qu’ils ne pourront pas tuer, piétiner, mitrailler ou exploser.

On va encore jouer, encore rire, boire, baiser, mettre la musique à fond, emmerder ces fumiers, ces salopards imbéciles, ignorants. Un jour je voudrais les plaindre, ces ordures. Un jour je voudrais avoir de la compassion pour ce qu’ils sont devenus parce que, dans le fond je n’y crois pas, au fait qu’ils soient nés fumiers.
Je ne peux pas m’empêcher de me demander ce que la vie leur a fait, ce que d’autres leur ont fait. Quelle colère ou quel désespoir ont pu transformer ainsi ces garçons ?Je ne pourrai pas m’empêcher d’avoir de la peine pour eux. Je ne pourrai pas m’en empêcher, mais plus tard. Aujourd’hui je suis en colère, et triste.

Alors on va jouer, rire, boire, baiser, chanter, profiter de la vie avec optimisme. On va encore faire tout ça, mais, quand même, ce ne sera plus tout à fait pareil. Comme si on devait, quand même, sortir un peu de l’innocence, forcés. Devenir adultes.
Et quoi faire ? Vivre, profiter, et puis c’est tout, sinon à quoi bon ?