Double vie

Je mène une double vie.
J’aurais pu parler d’une aventure. C’est comme ça que je le définissais. Mais il me semble plus juste, aujourd’hui, de parler de double vie.

On s’est rencontrés il y a bientôt deux ans.

J’ai eu besoin d’air. Besoin d’arrêter de tourner en rond dans cette tête aux fenêtres fermées et aux rideaux tirés. Besoin de changer d’air. Besoin de parler, d’échanger, de sortir des choses. Des choses que je ne saurais dire avec des mots « normaux » dans une conversation « normale ». Ces choses qui sont si profondément en moi, qui sont si structurantes, ou si insaisissables. Des vents violents, des souffles doux. Des tempêtes qui me font, me dessinent. Je suis une dune sous mes émotions, mes tourments, mes angoisses et mes joies.

Ces émotions me gouvernent, me tiennent, mais ne se dévoilent pas. De tous temps elles ont su se garder de trop franchir la barrière de ma bouche.
Comme dans une cocotte, à trop monter la pression doit être évacuée.

Alors je me suis fabriqué un cabanon, tout au fond d’un jardin, secret.
Loin des regards des amis, des proches, de la famille. Je me suis glissé dans un pseudonyme, et emménagé dans ce blog.

Loin des regards de mon vrai monde, de ces regards qui pourraient juger, ou être trop frappés, j’ai pu commencer à oser. Ce que je ne savais ou ne voulait dire, il fallait le souffle d’un texte pour y donner corps. Envelopper les émotions dans une couverture de mots.

Parfois les mots s’imposent. S’il ne peuvent franchir la barrière de la bouche il leur arrive se s’écouler par les doigts. Mais il leur faut parfois cet état second, ce moment où je deviens mon propre medium pour m’atteindre. Ce moment où j’ai un échange quasi spirite avec moi… ou l’un de ces « moi ».

On est ici dans mon jardin secret. Ce lieu ou je peux ouvrir la valise, tout déballer. Pas de crainte, pas de faux semblants. Pas de peurs, de reproches ou de doutes. Ici rien n’existe du dehors, personne ne me juge. Ici c’est le refuge, c’est mon chez moi secret, et je laisse venir des visiteurs inconnus.

C’est un peu une autre vie. Je m’offre une autre vie, comme une aventure, mais avec moi. Je suis ma maîtresse. A moins que ma maîtresse ne soit vous, mes lecteurs. Ou tout le monde. C’est ma vie secrète. Et quand j’écris pour moi, ou pour vous, c’est comme la caresse d’une maîtresse, un frisson de vie, de vrai, et… non pas vraiment d’interdit, mais de quelque chose qui n’en est pas loin. Quelque chose que je m’interdis ailleurs. Mais pas ici. Alors il y a le plaisir de l’interdit forcément. Mais, surtout, quand j’écris, quand j’échange avec vous, je me sens vivant. Quand je donne corps à mes émotions, que je dessine ces bourrasques, que je me dis que tu seras peut-être remué(e), alors je me sens vivant. Je suis entré en contact. Je t’ai touché et il y a ce courant qui a provoqué un sursaut.

Cette vie secrète, ces choses que je vis avec ma maîtresse virtuelle qu’est ce blog et vous lecteurs, ça me nourrit, m’aide, à me comprendre, à comprendre le monde et comment je le perçois, à exprimer des choses, que je réintègre. Je libère ici une parole, qui m’aide à la libérer là-bas, dans la vraie vie.

Et comme un retour, je dis maintenant là-bas beaucoup plus de choses à mes proches maintenant, depuis que j’ai appris d’abord à le faire ici avec vous, les inconnus sans visages. En écrivant j’apprends à parler.

Jacques

Il y a des moments où je sens ton regard. Des moments où je me sens appartenir à quelque chose. Des moments où je me sens venir de quelque part.
Des moments où je crois entendre cet écho. Sentir cette vibration.
J’ai croisé ton regard immortel. Ton regard suspendu dans le temps. Ton regard suspendu dans une interrogation infinie. Tu n’as pas de couleurs. Tu es inscrit en grains d’argent. D’ombres et lumières tu es de cet autel l’hôte de marque. Ta lumière a impressionné l’épreuve du temps et tu es là, près de moi, le regard dans l’infini.
Cette photo posée là semble aujourd’hui m’observer. Un jour parmi cent, je sens ce manque qui me prend aux tripes. Je voudrais que tu me prennes dans tes bras comme tu ne l’as jamais fait. Je voudrais que tu me parles comme tu l’as toujours fait. Je voudrais que tu sois là, que tu m’interroges comme avant. Je voudrais te raconter qui je suis devenu. Qui je rêve de devenir.
Je voudrais que tu connaisses l’adulte que je suis devenu. Je voudrais que tu sois fier de moi. Non. Je voudrais que tu sois heureux. Je voudrais te présenter mes enfants.
Je voudrais te poser mille questions.
Je voudrais pouvoir enfin comprendre ce qui m’était impossible. Je voudrais te dire que je sais certaines choses. Que je comprends ces souffrances ou ces erreurs. Je voudrais que papi reste dans la photo et que Jacques reprenne vie.
Aujourd’hui je me sens un peu plus vieux et un peu plus riche de comprendre ou juste de sentir plus ta présence.
Aujourd’hui je me sens appartenir un instant… à une famille, à une émotion.

Le far dans le sac

On a un peu remonté le temps. On a pris les voitures et tracé vers l’ouest.
On est venus dans cette région, sur les terres de cette copine, tant qu’il en était encore temps.
On est juste venus, à quelques amis, pour voir ce coin de France qu’on ne connait pas. Maintenant et pas plus tard parce qu’ensuite il sera un peu tard. L’appartement de la grand-mère est vide. Il sera vendu.

On est venus pour prendre l’air de ce coin de mer, découvrir deux jolies villes, passer un moment ensemble.

On loge dans un joli appartement de grand-mère, spacieux. On croirait mamie absente pour quelques minutes à peine. Sans la connaître on parierait même que son odeur y flotte encore.

Le mobilier évoque une vie. Des styles, des âges, tu comprends qu’ils en ont vu, ces fauteuils et canapés, ce secrétaire et ce buffet. Bibelots, photos de famille aussi. La copine, sa soeur, son frère, les derniers-nés de la famille. Les parents de la copine. Le père de la copine aussi. Ah non, ce n’est pas lui. C’est un beau mec, on jurerait reconnaître le père de la copine avec 40 ans de moins mais c’est son père, au père. C’est le mari de mamie. Le grand-père de la copine. Une photo qui s’efface, qui a jauni, et un sourire presque timide, avec quelque chose de tendre. Il y a quelque chose dans son regard qui te saisi. Tu le regardes. Tu ne sais pas depuis combien de temps tu le regardes, et tu ne sais plus depuis combien de temps il n’est plus là. Assez longtemps, d’ailleurs il n’a jamais connu cet appartement.
Il ne t’a jamais rencontré, toi, tu es là à le regarder.
Tu plonges dans son regard et il y a toute une vie derrière, qui n’est plus.

Mamie a quitté l’appartement sans préparation, après une chute et quelques complications. Elle habite tout près maintenant. Dans une « maison ». Avec d’autres « vieilles personnes » comme elle dit. Comme elle nous a dit. On est allés lui rendre visite. Elle entend parler de nous depuis longtemps. Il faut dire que la copine, on la fréquente de puis vingt ans. Vingt ans sans nous lâcher, jamais.

Alors forcément, mamie a entendu parler de nous et avait envie de nous croiser.  Alors on a payé notre visite, on est allés boire le porto.

En un peu plus d’une heure on a un peu remonté le temps. On s’est retrouvé après guerre, dans les ruines de Saint-Malo. Dans la campagne du coin. Ca sentait le gallo, le breton et le kig ha farz. D’ailleurs on a parlé cuisine. Et temps qui passe. De voyages dans telle région, et de voyages qu’on ne fait plus. De ce foyer où on est bien, depuis quinze jours, et où tout le monde est sympa, où tout est agréable. Où on mange si bien.

De ce studio simple aussi, qu’elle aurait voulu presque monacal, parce que… « Il faut apprendre à se détacher » nous dit-elle. Est-ce qu’elle parle seulement des biens ? Pas sûr.

On plaisante, on parle du far, de la pluie et de la plage. J’ai l’impression d’être au bout d’une vie, comme en conclusion.
On se quitte, heureux d’avoir passé un moment drôle et touchant. D’avoir rencontré une belle personne.

On se dit « au revoir », un au revoir qui n’a pas de sens.

Je me dit qu’un jour je penserai aussi à ce voyage que j’ai fait, dans le temps, et à mon premier emploi, à mon premier appartement, à mon premier réchaud.
Un jour moi aussi je regarderai par la fenêtre en me souvenant.

« My body is a cage
that keeps me from dancing
with the one I love,
but my mind holds the key. »
My Body is a Cage – Arcade Fire

Un jour moi aussi je regarderai par la fenêtre en me souvenant, et j’aurai appris à me détacher.