Le Blanc du Large

Quelle soirée. Je ne me souviens même plus comment elle a commencé.

Il était déjà assez tard quand nous avons atterri du côté du Club Mickey, à moins que ça n’ait été le Club des Dauphins. Un coin tranquille sur la plage.

Sans doute pas de feu de camp. Je ne m’en souviens pas mais vu l’endroit, les gendarmes nous seraient tombés dessus en deux minutes.

Les munitions amenées je ne sais par qui. Des bières, et un cubi premier prix.

La nuit, le chant du ressac, la musique des canettes. Sans doute l’odeur des cigarettes qui font rire de Vincent.

La drôle d’idée ça a été de marier l’Alsace à la Charente, une canette à moitié vide, remplie avec le cubi. Maître Kanter a du boire la tasse.

Le Blanc du Large. Je m’en souviens. Un nom pareil ça vous marque un ado. Blanc du Large, cubi de cinq litres.

Blanc du Large, poésie ou philosophie du picrate local.

Ce jour là c’était le Blanc du Large, d’autres jours j’ai vu du Rosé des Dunes.
Le mélange était rigolo. Un blanc pétillant. Effet garanti ma bonne Dame.

Je me souviens bien de ça. Après c’est plus flou… quand il a fallu rentrer.

Je me souviens m’être drôlement épaté tout seul en ayant réussi à déverrouiller le cadenas à code de mon vélo.

Pas un modèle de poivrot celui-là : 7 clics à droite, 3 clics à gauche, 4 clics à droite. Pas une inscription sur le cadran chromé, juste une molette.
Le cadenas qui la joue fort Knox sur ton vélo rouillé 30 ans d’âge. Knox en Ré.
Eh bien j’ai réussi. Je suis trop fort. Même de jour ça épatait les copains. Y arriver sans hésitation, au milieu de la nuit, mariné au Blanc du Large : je suis trop fort !

Je me souviens aussi de Vincent, moins habile, ou moins chanceux, allongé sur le dos à côté de son biclou, naviguant dans les limbes du Blanc du Large. Il avait largué les amarres depuis longtemps. Le réflexe de le faire se mettre sur le côté, juste au cas où.
Je crois que j’ai bien fait.

J’ai réussi à rentrer, je crois que ça m’a bien fait rire là encore. Dix minutes par temps calme. Combien cette nuit là ? Sans doute deux fois ça.

La dernière ligne droite n’était plus si droite, la traitresse, et le mur de la rue de l’Olivette, que je longeais une seconde plus tôt, a fini par me faire face. Théorie de la relativité appliquée à l’urbanisme (ou au raisin).

Mais j’ai vaincu, je suis arrivé devant la maison sans encombres majeures. Ahah.

Ma grande clé rouillée à la main, j’ai ouvert la porte du garage, silencieux comme une ombre, maîtrise du ninja, plus de cent nuits d’expérience au bout des doigts.

Le vélo glissé à sa place, avant d’aller me coucher j’ai évacué le trop plein de l’Alsace et de la Charente réunies.

C’est en sortant des toilettes que je suis tombé sur mon grand-père.

Oui, je suis rentré, la soirée a été bonne oui. Bon là je suis super fatigué alors je vais aller me coucher. Oui super fatigué. Bonne nuit papi.

Trop facile. Il n’a rien remarqué. Ninja. Au lit. Au réveil ça ira mieux.

Mais a-t-on jamais vu lit aussi… beuhh… ça tourne.
La chambre entière tourne autour de moi. Le monde tourne. Je suis le soleil de l’Alsace et la Charente. La tempête s’est levée. Il faut agir.

Silencieux comme la brise du matin, je me relève, traverse la cour intérieure jusqu’au jardin. Appuyé sur le mur, hauts les coeur, l’Alsace a raison de la Charente, ou l’inverse. Une chose est sûre : la trêve est rompue et c’est la débandade.

Je lève la tête pour reprendre mon souffle. Papi est là.

Il m’emmène jusqu’à la salle de bain voisine et me passe sous la douche. La minute d’après je suis dans mon lit, qui a fini par se calmer. Fin de la partie.

Le lendemain matin, oui c’était sans doute encore tout juste le matin :

– ça va mieux ?
– oui oui

Il ne m’en a jamais reparlé, n’a jamais fait la moindre réflexion, allusion, le moindre reproche. Avais-je même dix-huit ans ? Je m’étais donné la leçon tout seul.
Inutile d’enfoncer une porte ouverte.