Tchad, aubergines grillées dans l’espace et quadrimoteur

Vider une maison, remplir des cartons et des poubelles c’est comme parcourir un champ de mines mémoriel, s’exposer à tomber sur des trucs. Certains nous pètent à la gueule, d’autres sont plus doux.

La dernière pêche a remonté des choses amusantes, inattendues.

Une magnétophone. Mais si, les jeunes, vous avez déjà vu ce genre de choses. On y mettait des cassettes audio. Coup de bol, je tombe sur l’appareil, pas si vieux, en état de marche, avec une cassette dedans.

C’est une bande un peu surréaliste, une voix qui semble venir de l’espace avec ses bip bip qui reviennent, alors qu’elle vient d’outre-tombe.
C’est ma Régine, qui semble y faire l’inventaire de son congélateur

      Régine fait l'inventaire

 

Il y a beaucoup de cassettes audio. Des noms de chanteurs morts, des opéras, des émissions de radio mortes, tout le monde sont mort. Il y a des noms d’événements familiaux, des mentions « voix de papa, tatie », et des inventaires. Si je retrouve la cassette 15 j’entendrai ma voix à 3 ans. Et il y aura aussi Christian, mon oncle (ce con qui est mort, merde !!!) avec moi.

Mais voilà que je tombe sur la 55bis. Oui, bis. Il a fallu insérer une cassette dans l’ordre, la rapprocher de la 55 ? Je ne sais pas. La 55 bis est dans une enveloppe. On lit « Christian, Tchad » de l’écriture de ma grand-mère, Régine. C’est une relique. C’est préservé. C’est tout à la foi de l’histoire familiale, un morceau de légende, et un fragment fragile préservé contre le temps qui efface les mémoires, broie les souvenirs et les reliques.
Le reportage au Tchad… juste ce nom… juste le nom Tchad déclenche une avalanche de souvenirs. Je revois ce pack de plusieurs dizaines de boîtes de pellicules photo stockées dans un placard de la chambre que j’occupais lorsque je dormais dans la maison. Dans ma chambre, dans ce placard, ces dizaines de pellicules étaient un signe de cette histoire, le reportage au Tchad, dont je n’ai jamais vu une seule image.

Ce reportage est l’une des histoires qui dessinent l’Histoire de la famille. Il y a l’accident de tatie, qui lui a coûté ses jambes, l’accident de Roger, qui lui a coûté sa fille et sa vie, les passages TV de mon père, le reportage au Tchad. Ce sont comme des points de repère, des marqueurs.

Le temps efface les choses sans importances, les petites histoires, et puis il y a ces moments marquants. Ceux qui survivent, qui se racontent, qui se passent de mémoires en mémoires, s’accrochent dans les mémoires…. dans ma mémoire. Il n’y a plus que moi pour me souvenir de ces souvenirs.

Cette cassette, enregistrée par mon grand-père probablement, c’est aussi à la fois un marqueur de fierté de parents pour leur fils et de fierté pour une une sorte de moment de gloire. Comme quelque chose qui dirait « regardez, on parle de notre famille ! », ou peut-être comme quelque chose qu’on se dit à soi, comme si cette reconnaissance nous disait que tout ça n’était pas vain.

J’ai toujours eu une forme de recul vis à vis de ces moments de gloire, quand un membre de la famille passait dans le journal, dans le poste (radio ou TV), mes grand-parents étaient très fiers, enregistraient, copiaient. Je trouvais ça tout à la fois normal, compréhensible… et un peu ridicule.

En tombant sur cette cassette, c’est tout ce qui me vient. Un morceau d’histoire, et un peu de honte de ce que j’ai parfois trouvé ridicule.

Je glisse la cassette. J’appuie sur le bouton…

      Christian - interview Tchad - extrait

 

C’est étrange. C’est doux, amer, amusant, un peu triste. Le plaisir de l’entendre, d’entendre cette voix de juin 1982 un petit peu déformée par la cassette sans doute.

Plus loin, sur la partie que vous n’entendrez pas, il y parle des enfants soldats, ceux qui l’ont mis en prison parce qu’on n’aimait pas les photographes. La prison au Tchad. Il n’en dit pas assez pour dépasser mes souvenirs. J’ai cru que j’allais apprendre des choses.

Et puis, à quoi bon ? N’était-ce déjà pas si doux de vivre ses retrouvailles inattendues ?

Enfin, il y a cette photo, que je découvre. Rien ne dit ce qu’elle est, qui ils sont. Je me heurte à cette mémoire qui n’existe plus.
Il me faut enquêter, déduire. Découvrir l’identité de l’avion d’abord, un Handley Page H.P.42 immatriculé G-AAUE et nommé Hadrian. C’est un avion qui a volé entre 1931 et 1940, embarquant 16 passagers.
Déduire. Il semble y en avoir bien plus qui font la queue. Et puis si cette photo a un lien avec famille, qui aurait eu ces moyens ? C’est un avion long-courrier qui volaient vers le moyen-orient et l’Afrique, des voyages de luxe.
C’est sans doute une image prise lors d’un salon. Vues les années ce serait bien mon grand-père, né en 1920, et son frère, Roger, un peu plus jeune. Tiens, cette femme me rappelle mon arrière-grand-mère maintenant que j’y pense, oui. Et il semble que cet homme soit mon arrière grand-père.

Je trouvais cette image assez belle. La voilà qui prend une place dans ces souvenirs par procuration. Les voilà qui me saluent, en 1931 ou 1932.

 

L’aérotrain

Le paysage défile. Une forêt chasse un champ qui chasse une ferme qui chasse une prairie qui chasse…

Le soleil assure la fin de service, le monde a pris une teinte rosée.
Avec le monde défile le temps.
Les pensées glissent le long du temps, déroulant des pelotes de tout, de rien, dont les fils s’emmêlent dans les forêts, dans les champs, dans les fermes.
Le paysage se défile et la conscience marmonne, chantonne, sans sens, sans mélodie.

Et puis j’ai 8 ans ou 10 ans ou 12 ans. Ces champs, cette course vers l’ouest, et mon voyage bifurquent, on prend un virage dans le temps. J’ai 8 ans ou 10 ans ou 12 ans, dans la voiture.
Papi m’explique ce qu’est cet étrange pont, un peu trop long pour être un pont, au milieu de rien, qui va de nul part vers nul part. Notre route le longe.
C’est une grande ligne de béton à dix mètres du sol peut-être.
Un grand trait vers rien, nul part.

L’aérotrain – image extraite du film « Les Premiers Les Derniers »

Papi m’explique, me parle de ce train sur air, très rapide, il me parle de l’Aérotrain, qui a été essayé ici il y a des années, et qui ne fonctionnera jamais.

J’ai 40 ans, dans un train à grande vitesse, qui file à travers la campagne, le soir et le temps. Je suis ici, et il y a une trentaine d’année.

Dans le train rapide je pense à cet autre train rapide, et puis à papi.
Je pense que j’aimerais encore parler avec lui parfois. Et puis je me demande ce qui a gravé ce jour, cette discussion, dans un coin de ma tête. Quelle graine a enraciné ce train dans les méandres de mon sac de souvenirs.

Trente ans plus tard, il est encore là à me raconter cette histoire. Il a fait tant de choses dans sa vie, tellement plus utiles, marquantes, pour moi comme pour d’autres, mais ce sont des histoires, ces points de suspension, qui le raccrochent à moi. Comme les dents d’un timbre.

Je sais si peu de ce qu’il a fait qui « compte », qui le dépasse, qui nous dépasse. Des gens qu’il a contribué à sauver. Des gens qu’il a guidés, accompagnés, éduqués.
Pour moi il reste l’Aérotrain, le cerf-volant, des rustines, des tracts dans des boîtes à lettres, une échelle dans la cour…

Comme les dents d’un timbre, qui le relient à un autre timbre, qui nous relient, qui…

« La mémoire est une chienne indocile. Elle ne se laissera ni convoquer ni révoquer, mais ne peut survivre sans vous. Elle vous nourrit comme elle se repaît de vous. Elle s’invite quand elle a faim, pas lorsque c’est vous l’affamé. Elle obéit à un calendrier qui n’appartient qu’à elle, dont vous ne savez rien. Elle peut s’emparer de vous, vous acculer ou vous libérer. Vous laisser à vos hurlements ou vous tirer un sourire. »

Elliot Perlman