Conscience du non-sens

Il y a des jours comme des fautes de frappe. Des jours où j’ai l’âme de travers. Le correcteur n’a rien vu. Ou bien on m’a branché le cerveau sur la mauvaise chaîne.
Des jours où j’ai le sentiment de ne plus parler la langue.
Non. Des jours, des fois où je vois. Des jours où je vous vois.
Je perds le fil, comme arrêté au milieu du tumulte. Je perds mon fil. Je me perds.

Le monde cavale, grouille, souille, jure, compte, gronde, amasse. Et je suis en arrêt.
Des jours en vain, longs et sourds. Des jours de présence absente, comme un calque sur moi.
Ce monde cavale, se bouscule, se défie, crie hargne, colère et détresse et je décroche.
Les managers costume-cravatés, fiers, les contrôleurs, vendeurs, comptables, videurs, serveurs, empileurs de boîtes, pousseurs de boutons.
Je vais et je viens, entre ces trains, entre ces tours. Je suis en pilote automatique dans cet univers de verre et de métal. Des fourmis cavalent, en longue colonnes qui se croisent.

Et moi. J’ai décroché.
Comme ce moment où ton regarde se brouille, les lignes se confondent, tu perds l’histoire.

Alors ce soir j’ai déserté le monde, séché la fête. Je me suis réfugié. Couché les drôles, abandonné Madame. Me voilà alors devant mon assiette, me versant de la brown sauce sur un bout de poisson. Je commence à penser qu’au même instant un anglais, quelque part, est en train d’en verser sur son fish’n chips… je pense à des jeunes en train de démarrer leur soirée, à Manchester ou Liverpool. Qu’une bagarre doit avoir lieu en ce moment, dans un bordel, un tripot, un métro. Que quelqu’un est en train de se faire assassiner. Juste maintenant. Pendant qu’ailleurs des couples font l’amour. Qu’en ce même instant, des rencontres sont en train d’avoir lieu. Tout ça pendant que ma sauce coule dans mon assiette.

Je voudrais aimer ça. Je voudrais être excité par la folie du monde. Enthousiasmé par sa joie. Mais je n’arrive pas à oublier que rien de tout ça n’a de sens. Ce n’est pas que je n’arrive pas à l’oublier. Ca me submerge. Ca me noie. Ca me broie.

J’ai le blues qui coule dans mes veines. Et la conscience du non-sens.
Les mots du monde et ses maux sont trop, trop et trop peu. Un tumulte inutile.

J’ai envie de hurler, qu’on se taise.

En fait, en vrai, j’ai envie de revenir. Envie de poser mon cerveau à la consigne, et d’en prendre un autre. J’ai juste envie d’avoir le droit de regarder le monde sans le décodeur.

Je voudrais être heureux de débattre des mérites de la dernière bagnole, d’avoir un avis sur Miss France, passer une soirée à parler de mes collègues et de ceux des autres, de Beyoncé ou Justin. J’aimerais pouvoir m’enthousiasmer sur le système de reporting qui va nous faire gagner un point.

Mais l’énergie me manque. Le non-sens m’avale, comme un trou noir intérieur dans lequel disparaît mon énergie, et la joie.

J’ai juste envie d’écouter Keith jouer la Part. X, pour toujours. Avoir envie de pleurer quand le vol de ses notes s’enroule autour des mes sens, m’enlève et me prends. Parcequ’alors j’oublie la danse du non-sens autour de la vie.
Parcequ’alors je ne suis qu’émotions.
Parcequ’alors tout est vrai, les émotions sont tout.