Dans ses veines

Un calme irréel règne dans la rue. On dirait la ville comme vidée de ses habitants. Ça et là, quelques âmes perdues semblent suivre mon chemin.

Mercredi jour des enfants. Mais c’est un calme étonnant.
Mon train me conduit tranquillement dans la grande ville. On dirait la ville comme sous pression.
La gare grouille. Mille. Dix mille. Dix millions même. Une foule se presse.
Je suis devenu fourmi.
Je suis dans une fourmilière.
Des millions de fourmis semblent pressées, affairées, autour de moi. Les trajectoires sont rapides, saccadées presque.
Les changement de file commandent d’autres changements de files. Une tension est presque palpable.
Une urgence particulière aujourd’hui. Les bêtes sont affolées, sentant l’orage qui approche.
On s’énerve, s’agace, s’impatiente, se double, se pousse.

Les gens, les fourmis, se pressent. Ils filent. Suivent des rails invisibles. On aperçoit des trajectoires. Ils semblent sous pression. Ce sont des gouttes. Des flux.
J’ai l’impression de voir le sang d’un géant fou parcourir ses veines. Nous sommes les globules d’un monstre.
Ce monde est une plomberie, déversant des âmes dans ses tuyaux sous pression. Par ses robinets, ses évacuations.

Dans cette foule, je remarque des motifs, des personnages récurrents. L’homme d’affaire affairé affolé. Costume sombre, cravate claire, chaussures brillantes. Derrière lui l’ingé-geek aux grosses baskets, jean cheveux longs. Des tailleurs. Des comptables. On se croirait dans un catalogue. Chacun a choisi son costume au grand magasin des apparences. Les moules sont encore chauds.
On cours, on se presse. On s’énerve. Tout à l’heure on sera les plus beaux, les meilleurs. Ce soir on aura eu raison contre tous et c’est tant mieux.

Je badge. Rebadge. Re-rebadge.
Là-bas la police emmène les mendiants. Ici elle évacue.
On nettoie. Police. Poli. Balaie. Tais-toi.
Les magasins vont ouvrir.
Soyons désinvoltes, n’ayons l’air de rien.

Ultra Brite

Le patron vient me chercher, il aimerait me parler, qu’on « se voit ».
Je le suis, on s’installe à une table de l’open space.
Il est souriant, mais trop, comme souvent. Son sourire est tellement remonté que j’entendrais presque mon grand père le mettre en garde, pince-sans-rire : attention, si il y a un coup de vent, tu vas rester coincé.
Il est sirupeux, dégoulinant.

Il m’explique qu’une nouvelle personne va rejoindre l’équipe, il voudrait que je lui fasse le meilleur accueil puisqu’elle va travailler avec moi.
D’ailleurs il n’a aucun doute quant à mon accueil, mais il voulait me prévenir lui-même et puis surtout me dire que si * quoi que ce soit * posait problème, je devrais lui en parler, venir le voir sans hésitation et sans attendre

Je l’observe, l’écoute en acquiesçant à intervalles réguliers, node & smile comme on dit,  m’amuse de son sourire de cinéma. Je vois ses lèvres bouger, j’enregistre ce qu’il me dit.

C’est comme au cinéma : il y a des sous-titres sur mon écran intérieur, des commentaires.
Oui, j’ai été rencardé, j’ai plusieurs semaines d’avance sur lui, je sais déjà que cette fille va arriver. Je ne sais juste pas encore bien ce qu’elle va venir faire, mais, forcément, ça ne va pas être bon. Car je sais qu’il veut ma peau, que mon sort a été scellé. Acté comme on dit.
Je ne devrais pas le savoir mais les gens parlent. Alors je sais.

C’est ce qui donne un côté irréel à cette scène : il me parle avec sa voix et son sourire mielleux, me donne du « Cher … », et je sais que c’est du cinéma.
Mon patron Ultra Brite est en train de faire du damage control préventif. Il veut ma peau mais pas n’importe comment.
Si je lui claque dans les doigts maintenant, il n’a plus personne pour faire tourner mon service. Et mon service est vital pour l’entreprise. Il s’agit donc de passer une pommade anesthésiante le temps que la tueuse arrive. Ensuite je pourrai partir avec l’eau du bain.
Alors la pommade est appliquée avec soin. Par un expert.

Je l’entends donc parler, pendant que ma petite voix intérieure commente, décrypte.

Il dit « surtout, si il y a le moindre problème, n’hésite pas à venir me voir », mais j’entends « si tu te rends compte de l’arnaque et que tu décides de claquer la porte, il faut qu’on ait le temps de se retourner ».
Humainement c’est une drôle de leçon.

J’assiste en direct à un numéro de grand Guignol. Cet homme aux valeurs de gauche affirmées, a acté mon départ de l’entreprise et se comporte en authentique filou.
Personne ne m’en a touché un mot, pas un reproche, silence. On déplace les pièces en silence. Ce n’est pas une entreprise, c’est une secte, et je n’ai pas suffisamment fait allégeance. J’ai osé critiquer, remettre en cause certains choix. J’ai mis en garde lorsque l’on méprisait nos clients, lorsque l’on méprisait la loi, alerté sur la qualité insuffisante du travail fourni par les prestataires choisis par le patron.
Je me suis exclu tout seul du parti.
Alors tous les dysfonctionnement dans le logiciel, qui a été développé par un partenaire que je n’ai pas choisi et qui a échappé à mon contrôle pour travailler en direct avec le patron et ses sbires, ce sera pour ma pomme. On n’aura qu’à dire que c’est de ma faute.
Personne ne me fait part de ces reproches. Personne ne me signifie de sentence.

Les gens parlent, alors je sais.

Deux jours plus tard, la mystérieuse nouvelle recrue arrive dans le bureau. Elle sait que je pars en vacances le soir même, souhaitait faire ma connaissance avant. Je lui propose qu’on aille au café.

Je ne me souviens pas du tout début de la conversation. Je suis incapable de me souvenir d’un détail, un regard ou un mot, de quoi que ce soit qui ait influencé mon sentiment, qui m’ait poussé. Seulement qu’il s’est écoulé très peu de temps, guère plus de cinq minutes, avant que je lui fasse ma proposition. De ça je garde un souvenir d’une grande précision. Nous parlons, et puis je crois que quelque chose me submerge. Je lui dit :

– je crois que le mieux c’est qu’on se parle franchement
– oui je crois aussi
– tu n’as sans doute pas entendu que du bien de moi
– non en effet… tout le monde veut ton départ, sauf le numéro 2 et son bras droit qui te soutiennent sans réserve
– …
– la première mission que m’a confié le patron c’est de faire un audit sur toi, la deuxième de te dégager.
– …
– mais quand il y a une telle unanimité contre quelqu’un, j’ai un sérieux doute. Et puis le sous-traitant que tu as en face je le connais. Ce mec j’ai déjà travaillé avec lui et je sais de quoi il est capable.
– …

Ces derniers points de suspension ont duré deux heures.

Deux heures de conversation. Deux heures qui font un grand noeud dans le bide, dans le coeur et dans le cerveau.
Deux heures d’un voyage au bout du cynisme et de la schizophrénie managériale, dans les luttes de pouvoir et d’influence.

Deux heures pour comprendre qu’il ne suffit pas de faire son travail de son mieux avec les moyens inadaptés mis à disposition. Qu’être disponible sans limite, dérangé de 7h du matin à 2h du matin, en semaine, le week-end, en vacances, y compris avec un enfant de quelques mois à la maison, ça ne compte pas.
Deux heures pour comprendre qu’en effet, tirer les sonnettes d’alarme peut s’avérer néfaste, car on est « négatif », pour comprendre que j’aurais du imposer mes conditions à tout prix, quitte à exploser, pour qu’ils me prennent au sérieux.

Deux heures pour un pacte : être sincère et loyal l’un envers l’autre et remettre de l’ordre. Montrer que la faute est ailleurs. « Pour qu’à la fin ce soient les gentils qui gagnent, comme dans Starsky & Hutch » me dit ma tueuse de nouvelle chef.

En rentrant au bureau, passer devant le patron et son sourire d’opérette me donne une étrange sensation. Il doit se demander si quelque chose n’échappe pas déjà à sa stratégie. Si le fou ne vient pas de lui jouer un tour.

Et tous ces gens, savent-ils tout le mal qui est fait ici ? Oui forcément une partie. Tout se sait. Les gens parlent. Je sais bien, moi, je savais depuis longtemps. Eux aussi.

Soyons désinvoltes, n’ayons l’air de rien…