Ultra Brite

Le patron vient me chercher, il aimerait me parler, qu’on « se voit ».
Je le suis, on s’installe à une table de l’open space.
Il est souriant, mais trop, comme souvent. Son sourire est tellement remonté que j’entendrais presque mon grand père le mettre en garde, pince-sans-rire : attention, si il y a un coup de vent, tu vas rester coincé.
Il est sirupeux, dégoulinant.

Il m’explique qu’une nouvelle personne va rejoindre l’équipe, il voudrait que je lui fasse le meilleur accueil puisqu’elle va travailler avec moi.
D’ailleurs il n’a aucun doute quant à mon accueil, mais il voulait me prévenir lui-même et puis surtout me dire que si * quoi que ce soit * posait problème, je devrais lui en parler, venir le voir sans hésitation et sans attendre

Je l’observe, l’écoute en acquiesçant à intervalles réguliers, node & smile comme on dit,  m’amuse de son sourire de cinéma. Je vois ses lèvres bouger, j’enregistre ce qu’il me dit.

C’est comme au cinéma : il y a des sous-titres sur mon écran intérieur, des commentaires.
Oui, j’ai été rencardé, j’ai plusieurs semaines d’avance sur lui, je sais déjà que cette fille va arriver. Je ne sais juste pas encore bien ce qu’elle va venir faire, mais, forcément, ça ne va pas être bon. Car je sais qu’il veut ma peau, que mon sort a été scellé. Acté comme on dit.
Je ne devrais pas le savoir mais les gens parlent. Alors je sais.

C’est ce qui donne un côté irréel à cette scène : il me parle avec sa voix et son sourire mielleux, me donne du « Cher … », et je sais que c’est du cinéma.
Mon patron Ultra Brite est en train de faire du damage control préventif. Il veut ma peau mais pas n’importe comment.
Si je lui claque dans les doigts maintenant, il n’a plus personne pour faire tourner mon service. Et mon service est vital pour l’entreprise. Il s’agit donc de passer une pommade anesthésiante le temps que la tueuse arrive. Ensuite je pourrai partir avec l’eau du bain.
Alors la pommade est appliquée avec soin. Par un expert.

Je l’entends donc parler, pendant que ma petite voix intérieure commente, décrypte.

Il dit « surtout, si il y a le moindre problème, n’hésite pas à venir me voir », mais j’entends « si tu te rends compte de l’arnaque et que tu décides de claquer la porte, il faut qu’on ait le temps de se retourner ».
Humainement c’est une drôle de leçon.

J’assiste en direct à un numéro de grand Guignol. Cet homme aux valeurs de gauche affirmées, a acté mon départ de l’entreprise et se comporte en authentique filou.
Personne ne m’en a touché un mot, pas un reproche, silence. On déplace les pièces en silence. Ce n’est pas une entreprise, c’est une secte, et je n’ai pas suffisamment fait allégeance. J’ai osé critiquer, remettre en cause certains choix. J’ai mis en garde lorsque l’on méprisait nos clients, lorsque l’on méprisait la loi, alerté sur la qualité insuffisante du travail fourni par les prestataires choisis par le patron.
Je me suis exclu tout seul du parti.
Alors tous les dysfonctionnement dans le logiciel, qui a été développé par un partenaire que je n’ai pas choisi et qui a échappé à mon contrôle pour travailler en direct avec le patron et ses sbires, ce sera pour ma pomme. On n’aura qu’à dire que c’est de ma faute.
Personne ne me fait part de ces reproches. Personne ne me signifie de sentence.

Les gens parlent, alors je sais.

Deux jours plus tard, la mystérieuse nouvelle recrue arrive dans le bureau. Elle sait que je pars en vacances le soir même, souhaitait faire ma connaissance avant. Je lui propose qu’on aille au café.

Je ne me souviens pas du tout début de la conversation. Je suis incapable de me souvenir d’un détail, un regard ou un mot, de quoi que ce soit qui ait influencé mon sentiment, qui m’ait poussé. Seulement qu’il s’est écoulé très peu de temps, guère plus de cinq minutes, avant que je lui fasse ma proposition. De ça je garde un souvenir d’une grande précision. Nous parlons, et puis je crois que quelque chose me submerge. Je lui dit :

– je crois que le mieux c’est qu’on se parle franchement
– oui je crois aussi
– tu n’as sans doute pas entendu que du bien de moi
– non en effet… tout le monde veut ton départ, sauf le numéro 2 et son bras droit qui te soutiennent sans réserve
– …
– la première mission que m’a confié le patron c’est de faire un audit sur toi, la deuxième de te dégager.
– …
– mais quand il y a une telle unanimité contre quelqu’un, j’ai un sérieux doute. Et puis le sous-traitant que tu as en face je le connais. Ce mec j’ai déjà travaillé avec lui et je sais de quoi il est capable.
– …

Ces derniers points de suspension ont duré deux heures.

Deux heures de conversation. Deux heures qui font un grand noeud dans le bide, dans le coeur et dans le cerveau.
Deux heures d’un voyage au bout du cynisme et de la schizophrénie managériale, dans les luttes de pouvoir et d’influence.

Deux heures pour comprendre qu’il ne suffit pas de faire son travail de son mieux avec les moyens inadaptés mis à disposition. Qu’être disponible sans limite, dérangé de 7h du matin à 2h du matin, en semaine, le week-end, en vacances, y compris avec un enfant de quelques mois à la maison, ça ne compte pas.
Deux heures pour comprendre qu’en effet, tirer les sonnettes d’alarme peut s’avérer néfaste, car on est « négatif », pour comprendre que j’aurais du imposer mes conditions à tout prix, quitte à exploser, pour qu’ils me prennent au sérieux.

Deux heures pour un pacte : être sincère et loyal l’un envers l’autre et remettre de l’ordre. Montrer que la faute est ailleurs. « Pour qu’à la fin ce soient les gentils qui gagnent, comme dans Starsky & Hutch » me dit ma tueuse de nouvelle chef.

En rentrant au bureau, passer devant le patron et son sourire d’opérette me donne une étrange sensation. Il doit se demander si quelque chose n’échappe pas déjà à sa stratégie. Si le fou ne vient pas de lui jouer un tour.

Et tous ces gens, savent-ils tout le mal qui est fait ici ? Oui forcément une partie. Tout se sait. Les gens parlent. Je sais bien, moi, je savais depuis longtemps. Eux aussi.

Soyons désinvoltes, n’ayons l’air de rien…

Bye, fantasmeur !

La première fois, c’était avec Stéphane. Un mec super sympa. Tout maigre, avec son look « hardos » : cheveux très longs et blouson en jean aux couleurs de groupes d’énervés type Slayer.
La première fois c’était chez moi, quelque part au début des années 90. Il était venu passer la soirée à la maison mais il devait travailler en même temps. Il avait un job étudiant depuis peu, un travail qui nécessitait un Minitel et une carte d’appel (ça s’appelait une Carte Pastel à l’époque).

Installé devant mon Minitel, Stéphane s’est connecté au backoffice d’un service « rose » pour lequel il travaillait quelques nuits par semaine, avant de se transformer en Maîtresse Caroline, Master JF, Soumise75, etudiantesalope, jf69 et une vingtaine d’autres personnages.

– SLT. H ou F ? Moi JH23
– SLT. Moi F. 21, Paris
– Décris toi
– Blonde, 1m71, 51kg, 85-60-90. Etudiante. Tu ch. quoi ?
– Rencontre. Tu portes quoi ?

Stéphane m’a présenté à Alain. Alain m’a proposé de travailler pour lui.

C’est comme ça que je suis devenu une dominatrice. Et une étudiante. Et une femme mûre. Une soumise. Une autre dominatrice. Et beaucoup d’autres.
Je suis devenu toutes ces femmes en même temps, quelques nuits par semaine.

Un univers surréaliste, ce bureau rempli de grandes tables, de Minitels, et essentiellement de garçons, entre 20 et 30 ans, jouant majoritairement des femmes.

Ce n’est pas une seule mais une ou deux dizaines, peut-être plus, de messageries distinctes que nous gérons. Du « rose » au SM.
À côté il y a les messageries gays, et aussi la voyance, mais les animateurs ne sont pas les mêmes.

On travaille sur Minitel mais le logiciel est bien pensé. Nous voyons l’ensemble des personnes connectées, savons sur quel service elles sont connectées.
Première étape, activer nos « fantômes », ces faux connectés que nous avons pré-enregistré dans la configuration de nos comptes d’animateurs.
Une fois que nous avons créé à l’avance nos dominatrices, soumises, étudiantes, dominateurs, PDG et autres connectés fictifs, nous pouvons les activer ou désactiver de façon à simuler le comportement de personnes normales.

Un seul objectif : le TMC, temps moyen de connexion. Le nerf de la guerre c’est la minute de connexion. Une minute rapporte 1 franc et quelques à l’éditeur.
TMC minimum : 10 ou 15mn. La nuit on arrive à faire bien mieux.

Ramoneur, 411 minutes de connexion

A chaque message échangé, notre écran nous montre le message précédent que nous avons écrit à ce connecté, sa réponse, et il y a la zone pour répondre.
En prime, l’écran comporte une zone « mémo » dans laquelle on a préenregistré des infos de base sur notre personnage. Une fois les mensurations, l’âge et la description de Delphine ou de Maîtresse Abigail enregistrées, on évitera ainsi de se décrire blonde à un connecté, rousse à un autre… ou pire, au même, un autre jour.

Les connectés ne veulent pas perdre du temps avec des animatrices… mais Il n’y a que des animateurs et des connectés, pas de connectées, guère plus d’animatrices.

Alors voilà, on est prêts pour la chasse : une armée de fantômes, des fiches descriptives pour ne pas faire d’erreurs de casting. Un open-space pour se refiler des tuyaux entre animateurs sur les préférences de tel ou tel. En face, le gibier n’a que peu de chance.

Notre gibier préféré, c’est le soumis. Le soumis veut être humilié. Il veut être fouetté, qu’on lui parle mal. Qu’on lui fasse mal. Le soumis est une source inépuisable de rire, ricanement, mais aussi de déprime. D’ailleurs le gibier il n’est peut-être pas si con. Il a surtout besoin d’y croire.

Quand on a une petite vingtaine, pas beaucoup d’expérience de la vie, et notamment de la sexualité, qu’on débarque dans cet univers de mecs rigolards et jeunes, les premiers temps sont assez poilants.
Comment ne pas se tordre devant ces pauvres gars qui aiment être humiliés, traités de tous les noms, et restent plusieurs heures en ligne pour ça ?
Comment ne pas éclater de rire devant ces soumis à qui l’on commande de s’infliger à distance telle ou telle douleur avec, selon l’inspiration, une pince à linge, ou bougie, ou tout autre objet sorti de notre imagination.

L’ambiance est décontractée, la nuit offre un cadre hors du temps.

« Slt. Tu aimes les sandalettes ? » – Spartacus

On ricane, on découvre éberlué des fantasmes, des pratiques qu’on ne soupçonnait même pas, d’autant qu’on n’a pas connu nous-mêmes beaucoup de femmes. On improvise, la forme de ses seins imaginaires, les caresses qu’on prodigue virtuellement, les scenarii qui plairont a ces hommes. Il veut être tenu en laisse. Il veut être le PDG qui saute sa secrétaire sur son bureau.

On a vingt ans et on les matte. Celui-là essaie de griller les étapes, ne veut pas dialoguer mais veut un numéro de téléphone tout de suite ?

– Bye, fantasmeur !

Souvent il revient bien vite, penaud. On se refile des tuyaux, on promet des rendez-vous, on en donne même. On trouve des excuses, pour le lapin précédent. Et puis au besoin on disparaîtra, on reviendra avec un autre fantôme.

TMC !

Ils ne peuvent pas lutter. On est armés pour la chasse. Ils sont tout nus dans notre forêt. C’est comme un lâcher de cailles dans un ball-trap.

Nous avons même une aide cybernétique à nos côtés : Le Robot.

Alain utilise un robot de dialogue, un logiciel programmé pour se connecter sur la messagerie, comme nous, avec ses fantômes, et brancher les clients.
Les connectés savent qu’il existe des animatrices (sans doute n’ont-ils jamais pensé à des garçons), certains savent qu’il y a des robots.
Mais celui-là est spécial. C’est un sorte de Terminator. Il est très bien fait. Il ne fait pas dans l’intelligence artificielle de science fiction. Il repose sur une grande expérience des dialogues.

Un dialogue sur messagerie se mène. Si on prend le connecté par le bout du nez, on peut l’emmener jusqu’au bout de la nuit.
Inutile de chercher à analyser trop les mots clés, les contextualiser, pour « bien répondre ».
Un dialogue a un rythme, des codes, des étapes clés. Il se déroule un peu toujours pareil. On peut donner le tempo. Le connecté pose une question ? Peu importe, le robot pose lâche une réflexion ou sa propre question. Il n’a pas besoin d’écouter. Il déroule son plan implacable. En face, il y a un homme, qui espère une rencontre, se faire raconter un fantasme. Il veut bander, rêver. Son cerveau est en mode sans échec. Pendant 20 minutes ou 5 heures ce n’est plus avec son cerveau qu’il pense.
Résultat : régulièrement des dialogues de plusieurs heures entre des connectés et le robot.

Les premiers temps de ce job sont donc très drôles. Qu’ils sont cons, qu’ils sont effrayants. Que leurs fantasmes sont graves. On peut les mener si facilement. Etc.

Petit à petit l’empathie reprend du poil de la bête.

Pour trouver un peu d’air, tu crées dans tes fantômes un mec ou une nana qui serait là un peu en touriste, et qui ne chercherait donc pas de plan cul. Juste là pour papoter.
Ce connecté que tu as obligé à s’introduire une grosse bougie avec SevereNatacha45a, parle en même temps de ciné avec ton étudiante touriste.
Tu découvres des gens normaux. Des mecs super sympas avec qui tu pourrais sans doute être pote.
Tu découvres aussi que le type avec les pinces sur les tétons depuis 3h, avec qui tu as déjà tenu 7h40 hier, est chômeur et n’a pas un rond. Tu es en train de l’aider à se mettre un peu plus dans une merde noire. Mais tu es payé pour ça.
Tu commences à te demander avec un frisson que le type à qui tu as ordonné un truc juste pas possible n’est pas vraiment en train de le faire.

Sur le chemin du retour, tu regardes ces hommes dans le métro. Ils te dégoutent. Tous. Vraiment. Ils peuvent tous êtres tes pervers aux fantasmes dégueulasses, ces mecs qui veulent raconter des histoires de PDG violents, qui veulent soumettre des « salopes ». Ceux-là tu es bien content de les faire cracher. Tu te sens un ovni. Tu es un mec mais ça te débecte.
Alors ça te t’amuse plus. Vraiment. Mais c’est un job relativement facile. En tout cas tu maîtrises. Ca met du beurre dans les épinards. Horaires souples. Tu continues.

Après cette période creuse, tu passes en mode automatique. L’empathie pliée dans la poche. La rigolade aussi. On fait le job. Sans plaisir ni prise de tête. Le fouet est mon métier.

Tu as une petite vingtaine et tu as ouvert une fenêtre sur un monde d’une tristesse que tu n’avais pas soupçonnée. Les sales pervers dégueulasses côtoient des types désespérément seuls. C’est bien la solitude qui te frappe. Ils sont seuls dans leurs vies, ou dans leurs fantasmes. Ils y croient, même si parfois il ne sont pas si dupes. Mais ils viennent. De l’autre côté du clavier il y a des humains.

Tu as une petite vingtaine et tu n’étais peut-être pas tout à fait préparé à assumer tout ça.

Je ne sais plus bien combien de temps j’ai fait ça. Quelques mois je crois, avant de raccrocher le fouet.
j’ai bien ri, ça m’a bien pesé. Pendant ce temps, j’ai découvert des visages de la société que finalement peu de gens soupçonnent et encore moins « voient ».
C’était il y a vingt ans. Maintenant je peux à nouveau en rire. Mais je n’ai pas oublié derrière ces anonymes un sentiment de grande solitude.

C’est ton vrai personnage

Quand je m’assieds à une place libre, dans ce train matinal, pour une nouvelle journée de travail, elles sont déjà installées, en grande conversation.

En réalité l’une fait la conversation et l’autre acquiesce régulièrement, pour l’essentiel.

« Je te verrais bien avec ce type de vêtements »

(…)
« tu devrais essayer ça »
(…)
« des choses plus barrées »
(…)
« comme quand tu as fait ton show à la soirée »
(…)
« c’est ton vrai personnage »
(…)
(…)

C’est ton vrai personnage. C’est ton vrai personnage.

Jusqu’à cet instant j’écoutais sans écouter, essayant plus de me concentrer sur ma lecture du jour, à mille lieues de ces questionnements vestimento-comportementaux.

Mais cette dernière réplique est venue me chercher, d’attraper par la main.

Dans le fond je crois qu’elle disait juste « c’est ce que tu es », mais j’ai entendu « tu es plein de personnages, de masques, que tu portes selon les circonstances, au gré des humeurs ou des interlocuteurs, des heures ou des peurs, et l’un d’eux est… le vrai » Le vrai ?

Et si elle avait raison ? Si nous n’étions jamais qu’en représentation ? A composer sans cesse notre personnage, nos personnages, nos facettes multiples, renvoyant une lumière travaillée, l’echo des attentes de nos compagnons ou collègues, amants ou ennemis ?

Et dans cette galerie de portraits, ce freak show personnel, qu’est-ce qui est vrai ? Y’a-t-il vraiment un personnage de référence, plutôt plus vrai que les autres, sorte de refuge de l’âme, balise dans la nuit, méridien de greenwich du moi ?

Le sais-je moi-même ? Ne suis-je pas finalement aussi en auto-représentation ? Mon premier spectateur, en même temps que le metteur en scène ?

Cette femme me fait me sentir Neo découvrant la Matrice. Où est le vrai ? Y’a-t-il du vrai ? Le vrai ne serait-il pas la somme des faux ? Ensemble, les faux seraient vrais. Je suis ces personnes, ces humeurs, façonnés par ces personnes et ces humeurs, ces jours et ces lieux.

Je suis le désert aux visages façonnés par le vent, aux dunes changeantes.

J’ai rédigé ce billet il y a quelques semaines. Depuis, le hasard de mes lectures (serendipity, you own my life) m’a fait découvrir les notions de self / faux self