Resilio

Il me cueille. Je ne m’y attendais pas.
Sa voix me hante. Sa guitare attaque. En rythme. Les doigts grattent les cordes. La voix gratte mon âme. Des graves qui tirent des frissons. Des sons qui tirent les fils de mon blues.

Le terrain est propice aux vices, la période riche en bas, pauvre en hauts.

Je fais une traversée sur un fil, tendu entre hier et demain, suspendu au dessus de mes angoisses.
Chaque pas a son humeur. Un pas je ris. Un pas je pleure. Un pas j’aimerais sauter. Un pas en arrière. Deux pas en avant. J’avance. Sans doute. Chaque pas demande une énergie démesurée. Parfois non. Mais souvent.

J’ai l’âme à vif, épluchée par un an de tumultes.

Tous les jours on retourne la scène…

J’écoute cette voix. Elle m’emporte. Elle parle d’autre chose. Mais moi aussi je regarde droit dans le soleil.

Je me rêve des ailes de cire. Avec elles j’irais me fondre dans le soleil. M’oublier dans un éclat de lumière. Me noyer dans mes larmes et toutes celles du monde.

Sur un fil entre deux rives, et pourtant j’ai parfois j’ai l’impression de nager, enveloppé dans un brouillard de peurs. Cette énergie constante qu’il faut pour rester en surface je ne l’ai pas toujours… C’est si tentant de relâcher. Se laisser couler comme dans un songe, dans le grand blues. Et puis il te faut rejoindre la surface. C’est une énergie, une intention. Donne cette impulsion, un rien te remet à la surface.
Un jour c’est infiniment difficile. Un autre il suffit de décider. Comme un changement de chaîne, tu décides d’être heureux. Un autre jour, rien n’existe d’autre que le vide sous tes pieds. En équilibre sur le fil tu regardes droit dans le soleil, cette vérité qui t’aveugle.

Tout nous tourne la tête. Tout se dissout dans la lumière

Tant de possibles. Tant d’options découlent de tant d’autres, qui dépendent d’autres et des autres, eux. Décider, ce qu’on veut, sans toujours savoir ce qu’on peut, ni ce qu’on veut.

J’ai l’âme à vif. Je voudrais me laisser glisser. Je voudrais me sentir en vie. Je voudrais me gonfler de ce souffle, emporter tout sur mon passage. Refermer les yeux et m’abandonner dans un souffle.
Cueillir le monde. Fuir cette ronde.

Je regarde ces feuilles danser dehors, insouciantes, feignant d’ignorer ce qui se joue. Je regarde l’arbre qui traversera l’hiver pour renaître ensuite. Je regarde les feuilles qui dansent, dans le soleil, ignorant le petit cirque des hommes.

Ses doigts et ses mots jouent sur mes cordes.
Les yeux dans le soleil, mon âme gelée s’écoule, fond larme après larme.

On ne renonce pas
On essaie
De regarder droit dans le soleil

J’ai p(l)eur(é)

Parfois tu ne peux pas faire semblant. Non pas que je voulais ignorer la réalité, mais elle a fait le choix de s’imposer, à tout hasard, pour être bien sûre.

Ça n’était sans doute pas absolument anodin de planter cette bignone. Planter une bignoge, dans CE jardin, un plant qui vient de CETTE île, de notre village… Non, ça n’était pas anodin et ça doit bien remuer deux ou trois trucs, mais de là à en avoir les larmes aux yeux ?

Il fait beau, température parfaite, seul dans le jardin les mains dans la terre, les yeux dans l’eau de l’arrosoir, en train de chialer.

Alors même si j’avais eu l’idée hasardeuse de planquer la vérité sous un lourd tapis, la voilà qui déboule, impossible à ignorer, la voilà qui s’écoule.

Ça ressemble à une mesure de sécurité. Le chef d’exploitation a commandé l’ouverture d’une vanne pour libérer le trop plein et éviter que la barrage ne cède, avec des dégâts difficiles à évaluer. C’était imprévisible, situation d’urgence.

Ça arrive quand tout est trop. Une semaine où chaque jour change deux fois la donne. Où chaque décision, douloureuse et effrayante est remise en question quelques heures plus tard. Ça arrive après dix mois de rebondissements, de remises en questions, de négociations en double aveugle. Dix mois à rebondir d’un camp à l’autre, à être baladé par l’un pour manipuler l’autre. Et moi ? Je suis au milieu, comme un sac de sable.

Je voudrais reprendre ma vie, s’il te plaît. J’en ai assez.

Je vis depuis dix mois dans le tambour d’une machine à laver. Ça secoue, la tête prend des gnons. Parfois le tambour s’arrête un peu, puis repart.

Nous sommes arrivés au programme essorage quand je croyais que les choses étaient calmées et que l’on allait pouvoir passer à autre chose.

Forcément, je fatigue et je commence à avoir un peu de mal à saisir le côté farce.

Je voudrais juste reprendre ma vie.

Alors j’ai le doigt sur un gros bouton rouge. Tu te souviens de Morpheus dans Matrix, qui surveille les sentinelles dévorant son vaisseau, attendant le moment de mettre en route l’impulsion électromagnétique ? J’ai le doigt sur un gros bouton rouge qui mettrait fin au sketch.

Et je n’arrive pas à appuyer.

Bon sang que ça fait peur. Si j’appuie, est-ce que ça va se passer comme on me l’a dit ?

Forcément, ça ne va pas bien se passer.

Et après ? Se projeter ou ne pas se projeter, c’est toute ma vie. Je ne sais pas ne pas sur-intellectualiser, décortiquer, me projeter dans les mille possibilités, toutes sombres.

Appuyer sur le gros bouton c’est potentiellement devoir réinventer ma vie professionnelle. C’est faire un leap of faith. Se faire confiance. Y croire.

Je connais des tas de gens qui savent faire ça. Qui entreprennent, ont reconstruit plusieurs fois.

Moi je suis comme un enfant qui a besoin de sa maman. J’ai peur.

Est-ce que je vais trouver du business ? Est-ce que je vais intéresser des gens ? Est-ce que je vais devoir subir des suites à l’appui du gros bouton ? Et est-ce que ceci est la bonne façon de faire cela ? Et ne vaudrait-il pas mieux faire ainsi ? Etc.

Tout peser, découper, préparer… chaque variante de chaque variante… pour finalement être incapable de bouger un orteil.

Je suis habité par la peur. Elle s’est roulée en boule dans mon ventre, je la sens peser, jusque sur ma poitrine. Je voudrais partir en courant en la laissant là, rejoindre un ailleurs. Un bord de mer familier.

J’ai besoin de mon doudou et d’un câlin.

Cette semaine a été une belle saloperie. Mais je ne peux pas me planquer. Je dois décider des choses pour pouvoir avancer. Je dois prendre en main ma vie pour la retrouver, je dois leur reprendre. Je dois distribuer une paire de baffes ici, un mawashi geri là.

Je sais que je dois le faire mais j’ai peur, et je pleure devant mon arrosoir, devant mon arrosoir machine à remonter le temps : j’ai cinq ans, je suis chez papi et mamie, je joue avec l’eau. Je vais aller chercher mon bateau.

On ira à la plage cet après-midi ?

Lego, satori, zèbres et gnous

C’est une évidence : plus j’avance, moins j’avance. En apparence.
Depuis quelques mois, je piétine dans un marécage. Contraint à gérer un contexte professionnel délicat. Contraint à planifier, négocier, revoir ma stratégie, renégocier, tout remettre à plat. Et ainsi de suite.
Rien n’avance, mais tout de même. La partie va s’arrêter. Je dois m’en aller, à court ou moyen terme, je ferai autre chose, ailleurs. Et je n’ai pas vraiment idée de quoi, ni où. Je suis perdu, comme je ne crois pas l’avoir déjà été avant.

Je suis patron, pas tout à fait par accident mais pas par vocation. Presque par obligation. Je ne pouvais plus faire autrement. Mais c’est une telle charge. Demain je ne le serai plus. Plus ici en tout cas. Demain, ou bientôt, je serai salarié, à nouveau, ou indépendant. Demain, ou bientôt, je serais ailleurs. Serai-je le même.

Je dois épouser des gens que je n’ai pas choisis, négocier une transition que je n’ai pas souhaitée, mettre le cap sur un avenir que je ne sais pas dessiner. Alors je me cherche, je cherche. Je lis des offres d’emploi, j’envoi des courriers. Et je fais tout ça en y croyant assez peu. Car je sais bien que ça ne marche pas comme ça chez moi. Je travaille depuis assez longtemps maintenant, et je le sais : mes tournants professionnels n’ont jamais été décidés. Plus exactement, il n’ont jamais été initiés par mon intention. Une fois initiés, oui bien sûr, j’ai fait le choix d’aller au bout. Mais, toujours, c’est une rencontre, une discussion, une opportunité qui semble tomber du ciel.
Deux fois j’ai cherché à provoquer un changement, aller plus vite que la musique. Deux fois j’ai cherché du travail. La première fois je m’ennuyais, je voulais changer d’air ; la deuxième fois je devais sauver ma peau. A chaque fois que j’ai trouvé un travail, en l’ayant cherché donc, je l’ai quitté dans les trois mois.

Mais aujourd’hui j’ai besoin de changer. Je dois mettre en oeuvre une autre projet. Je dois inventer un autre projet, puis le mettre en oeuvre. Et les opportunités qui se dessinaient jusqu’alors n’ont rien donné. Alors je cherche. Je lis des annonces, je lis des discours formatés, des descriptifs de projets et de postes entre technobabble et corporate-winner-bullshit. Je vois beaucoup de cases bien propres dans lesquelles on souhaite faire entrer de bons soldats formatés comme des briques de Lego. Des grandes structures rationnalisées, gouvernées par des process, gérant des ressources, des coûts, cherchent des pièces à insérer dans leurs rouages. Des machines. Des flux. Je me suis rarement senti aussi inutile et étranger à tout ça.

Pourtant j’ai l’habitude de me sentir martien. Ca dure depuis quelque part dans mon enfance lointaine. Depuis un peu plus de trente ans, j’ai ce sentiment de décalage. Mon leitmotiv préféré a longtemps été « les autres, ils ne sont pas comme nous ».
Je regarde ce monde s’agiter autour de moi sans bien le comprendre, mais le sang glacé par cette nécessité de vivre dedans, de ne pouvoir complètement m’en défier, de devoir m’y fondre même. Ce monde m’est souvent incompréhensible, mais il n’est pas possible m’en échapper. Je ne comprends pas ses élans, ses passions, ses travers. Il ne me comprends guère, à vrai dire.
Quant au monde du travail, je ne peux pas lui déclarer ma différence. Je dois lui déclarer ma flamme, lui vanter mes mérites. Lui « vendre mon cul ». Je suis là incognito. Je me fonds, je tâche de ne pas me faire remarquer.

Ce monde là a besoin de certitudes, d’indicateurs, de formatages, de flexibilité mais pas d’exotisme. Il faut être souple et prévisible. Et surtout, avoir une forme qui correspond à une case. Si tu ne rentres pas dans une case, tu n’as pas ta place.
Je me suis toujours senti martien, et je suis en plus autodidacte. Comment entrer dans les cases sans me couper les bras, les jambes et la tête ?

Comment glisser un zèbre dans un troupeau de gnous ?

J’ai lu récemment deux citations. La première est attribuée à Ernest Hemingway :

Nous devons nous y habituer : aux plus importantes croisées des chemins de notrevie, il n’y a pas de signalisation.

La deuxième est de La Fontaine :

On rencontre sa destinée. Souvent par des chemins qu’on prend pour l’éviter.

Me voilà donc sur les routes, et je repense à cette chanson que j’aime tant, et qui me disait :

Mais je me lâche la main
Je m’éloigne de moi
Je me retrouve au matin
Sur la mauvaise voie
Quand on se perd en chemin
Comment venir à bout
De ces efforts inhumains
Qui nous mènent à nous

Je suis là, sur cette route. Je me suis lâché la main. Je me suis perdu en chemin. Et il n’y a pas de signalisation, c’est un fait…