J’aurais presque pu dire qu’Arles, c’est là que tout a commencé. Ce n’est pas vrai. Mais presque.
Arles, c’est là que la fin a commencé. C’est le noeud du dénouement. Le lieu d’une fin sans fin.
Nous sommes partis en 1973 ou 1974 dans ce sud lointain. De lui, il me reste alors des parcelles de souvenirs, semblables à un filet de sable au fond de la poche. Quelques grains qui ne racontent plus grand chose.
D’Arles j’ai le souvenir d’un nom, d’un lieu. Le Poisson Banane. C’est un nom magique pour le gamin que j’étais à cette époque. Je me souviens de vouloir retourner manger des bricks à l’oeuf au Poisson Banane. Après tant d’années, mes pieds en connaissent encore le chemin. Après presque 40 ans.
D’Arles j’ai le souvenir d’une mère qui pleure, et de moi, à trois ou quatre ans maximum, qui essaie de la consoler.
D’Arles j’ai le souvenir aussi lointain d’une salle de classe au luminaire tombé au sol pendant la nuit.
D’Arles j’ai le souvenir de la Place du Forum, de nuits brûlantes sur le carrelage de la salle de bain, d’une entrée clandestine au théâtre antique pour aller écouter Léo Ferré, d’un moulin à café, de lapins et d’une voie ferrée désaffectée aboutissant à un pont disparu dans un Rhône large et impressionnant pour un enfant.
Ces 1000 souvenirs, ces papillons fous, ne racontent pas d’histoire. Ils sont une meute de solitaires, ne s’assemblent pas comme on pourrait assembler l’un derrière l’autre les jours d’une vie normale pour en raconter le fil.
Ces 1000 souvenirs ne racontent pas une vie qu’on aurait eue ensemble, car elle n’a pas eu lieu.
Ces 1000 souvenirs ne racontent pas non plus sa vie, qui il était. Même dans ces 1000 souvenirs je n’ai pas la clé. J’y vois un mec, un type solitaire, perché dans son monde, m’emmenant parfois, sans pourtant jamais m’ouvrir la porte de son monde.
Tangente…
Le gars a pris la tangente. Ou quelque chose comme ça. C’est plus compliqué bien sûr. Ou pas.
Il y a bien quelque chose de l’ordre de la tangente. De la prise de la tangente, le dégagement sur cette trajectoire qui ne rapprochera plus. Arles semble être le point tangent de nos vies, en grossissant un peu le trait. Car c’est ici que nos vies se sont dissociées. Comme si par la suite elles n’avaient fait qu’être distantes, sans plus jamais se superposer vraiment.
Je suis revenu régulièrement à Arles pendant… Dix ans ? Quinze ans maximum. Une fois par an. Je suis revenu régulièrement sans que ce ne soit jamais vraiment ma vie. En étant toujours spectateur étonné de cette vie où ma place était inconfortable, où ma place semblait temporaire et dans laquelle je n’étais pas bien sûr d’être vraiment bienvenu.
Arles a depuis toujours été autant un lieu qu’un personnage dans cette pièce de théâtre familiale.
Un autre amour de mon père, qui aurait pu être la maîtresse qui nous l’avait arraché, quand cette maîtresse était la jeunesse, le manque de préparation, et la dépression peut-être.
Arles était cette terre lointaine, souvent nommée, peu vue, dans laquelle je me suis toujours senti totalement étranger cependant que je ressentais peut-être le côté bizarre de la chose.
Arles n’a pas de forme. Arles est une somme de lieux dont certains n’ont pas de liens. Je n’ai de vision cartographique d’Arles que depuis quelques jours. A Arles il y a mon école maternelle, l’appartement-où-ma-mère-pleure-et-où-il-y-a-des-WC-en-haut-des-escaliers, le Poisson Banane, la place du Forum où l’on a pris cette fameuse photo de moi, une fontaine, l’appartement-dans-lequel-on-dort-par-terre-dans-la-salle-de-bains, le mas de Trinquetaille, la voie ferrée désaffectée, la piscine tournesol, et l’appartement-avec-la-baignoire-sur-la-terrasse.
A Arles on ne mange pas, il n’y a pas de sons, pas d’amis, pas de musique. La chaleur étouffe la ville et la vie. Voilà les images que j’ai en tête.
Arles n’existe pas vraiment, c’est une zone de non-vie flottant dans un mille-feuilles de souvenirs.
Arles n’existe qu’à la rencontre de nos deux vies.
Je comprends maintenant qu’il me faut retourner là-bas pour m’y poser, et pour tenter de tricher. J’ai décidé de ne pas respecter les règle du jeu de la vie. J’aurais du m’en tenir à la ligne. Depuis un peu plus de quarante-quatre ans j’aurais pu mille fois tenter de reconstruire les trajectoire, de comprendre ce qui s’est joué, ce qui ne s’est pas joué. J’aurais pu essayer de remonter à l’origine de la colère. Pendant ces quarante-quatre ans je n’ai pas été qu’enfant ni adolescent. Il y a eu toutes ces années où j’étais conscient de ces trous dans la mémoire, conscient de ce que ces trous pouvaient abriter des charbons ardents, être minés. Et puis je me suis dit qu’il n’était pas temps, ou pas utile, ou je ne sais quoi d’autre qui veut dire qu’il y a autre chose à faire.
Pendant ces années nous avons continué à suivre nos trajectoire plus ou moins parallèle, qui à défaut de se croiser arrivaient parfois à se rapprocher. Quant il a fait mine de vouloir dire des choses pourtant, il était trop tard. Le moment était passé pour moi. Trop tard. Plus d’intérêt. Enfin, je le croyais.
Je ne cherche pas à démêler les événements, redistribuer des rôles ni savoir qui a bien ou mal agit.
Je voudrais comprendre qui était ce type que j’ai loupé maintenant que j’ai compris qu’il est aussi un peu d’où je viens. Maintenant que j’ai cessé, trop tard, de vouloir me faire croire qu’il n’a rien à voir avec moi.
Je vais donc retourner du côté du Quai Marx Dormoy, de la place du Forum, de la voie ferrée, et sans doute même pousser jusqu’à Trinquetaille. Je vais aller voir Bruno, Bernard, Yves, me glisser dans les pages du journal.
Il est temps de retourner sur mes pas, 40 ans en arrière. Il est temps de retourner en Arles…