Comme déjà mort

Cette clé déjà… cette clé qui vieilli son porteur. Une clé comme tu n’en as pas vue depuis longtemps. Une clé à l’ancienne, lourde de responsabilités, pas une de ces petites plates qui ne veulent rien dire. Une de celles qui, enfant, faisait la taille de ta main. Cette clé déjà, est le premier témoin d’une course de relais à rebours du temps.
La clé, la porte, le bruit d’une serrure qui a dû voir la chute d’un roi, et la porte s’ouvre.

Je n’ai jamais aimé cet appartement. Son salon trop grand, ou trop vide, froid. Des pièces trop petites. Tout a toujours été défraichi, meublé de bric et de broc. Comme une vie déjà branlante. Je n’ai jamais aimé ces meubles, ces objets, ni cet endroit là, même quand il était ailleurs. Chez lui, ce « chez-lui » là comme les autres, qui n’ont jamais été chez moi.
Aujourd’hui deux chambres sont vides, le salon est comme suspendu entre deux respirations avec sa bibliothèque telle que je l’ai toujours connue, ici et ailleurs, immuable, d’appartement en appartement et au milieu de la pièce, des cartons, des cartons à dessin, un wok rouillé, une cafetière en fin de carrière. Un salon presque vide et en fait presque comme avant.

Il fait froid, et la lumière blafarde de cette pauvre ampoule exilée de l’autre côté de la pièce peine à éclairer mon humeur.

Inventaire. Le mot lui-même semble démesuré, comme un costume trop grand pour la mission. Inventorier quoi ? Une liste de meubles que je peux compter sur les doigts. dont la moitié ne doit pas valoir l’essence qu’il faudra dépenser pour aller à la déchèterie. L’électroménager réduit à une machine à laver, un micro-onde et un frigo, qui a rendu l’âme.
Je n’ai pas le courage. Je fais 10 photos pour mémoriser. J’observe, je note les détails mentalement.
Tout est trop. Tout m’attriste ou me navre, un peu des deux.

Je suis dans un lieu qui n’a jamais été chez moi. De cette autre famille qui n’a jamais été la mienne. De cette autre vie que je n’ai jamais qu’observée sans envie mais avec tristesse. Avec un peu de colère aussi sans doute.
Aujourd’hui me voilà à parcourir ces pièces silencieuses.
J’ai posé ma veste de costume sur une chaise et mes chaussures de Monsieur claquent sur le parquet pendant que, de pièce en pièce, j’inventorie le néant comme pour conclure des vies, sorte de contrôleur de gestion du destin.

Dans le recoin du couloir, je trouve la petite commode qui contient la plupart des papiers. Il faut que je retrouve certains documents alors je prends une à une les pochettes empilées, sans étiquettes. Des courriers administratifs, des relevés de banque, des contrats de crédit, des calculs d’impôts. En 15 minutes, j’ai fait un voyage de 30 ans, à rebours, commencé par une menace de saisie et terminé par un calcul de revenus qui paraît si élevé pour son époque.
L’histoire d’un gâchis lue à l’envers
J’ouvre et feuillette ces dossiers. Son premier contrat, il habitait alors à mon adresse actuelle… son livret d’étudiant.. son bac… Je referme le dossier.

Et puis il y a deux valises et quelques dossiers. 40 ans de création dans deux valises. Je feuillette, mais rapidement c’est trop. Je referme tout ça en me disant qu’un jour il faudra en faire quelque chose.
Un jour, bientôt. On va bien devoir le vider, cet appartement. Un jour, pas aujourd’hui. Mais si proche.

Je me demande ce que je fais là, dans le froid et la lumière blafarde, à feuilleter des dossiers poussiéreux. Je me demande par quel cynisme la vie me contraint à cette mission.

Je fais l’inventaire d’un vivant, comme pour un mort. Je fais l’inventaire d’une vie de famille qui n’a pas été la mienne, d’une vie de famille qui a vacillé quand Il est parti, et a pris fin quand Elle est morte, tandis que lui, est comme entre parenthèses.

J’ai cette étrange impression de faire le bilan d’une vie avant son terme. Comme si ça ne faisait de toutes façons plus vraiment de différence. Et c’est sans doute vrai tant sa vie aujourd’hui n’a plus que l’épaisseur d’un cheveu et la répétition d’un métronome, jour après jour, sans but.

Aujourd’hui il est trop tard pour parler.

L’aérotrain

Le paysage défile. Une forêt chasse un champ qui chasse une ferme qui chasse une prairie qui chasse…

Le soleil assure la fin de service, le monde a pris une teinte rosée.
Avec le monde défile le temps.
Les pensées glissent le long du temps, déroulant des pelotes de tout, de rien, dont les fils s’emmêlent dans les forêts, dans les champs, dans les fermes.
Le paysage se défile et la conscience marmonne, chantonne, sans sens, sans mélodie.

Et puis j’ai 8 ans ou 10 ans ou 12 ans. Ces champs, cette course vers l’ouest, et mon voyage bifurquent, on prend un virage dans le temps. J’ai 8 ans ou 10 ans ou 12 ans, dans la voiture.
Papi m’explique ce qu’est cet étrange pont, un peu trop long pour être un pont, au milieu de rien, qui va de nul part vers nul part. Notre route le longe.
C’est une grande ligne de béton à dix mètres du sol peut-être.
Un grand trait vers rien, nul part.

L’aérotrain – image extraite du film « Les Premiers Les Derniers »

Papi m’explique, me parle de ce train sur air, très rapide, il me parle de l’Aérotrain, qui a été essayé ici il y a des années, et qui ne fonctionnera jamais.

J’ai 40 ans, dans un train à grande vitesse, qui file à travers la campagne, le soir et le temps. Je suis ici, et il y a une trentaine d’année.

Dans le train rapide je pense à cet autre train rapide, et puis à papi.
Je pense que j’aimerais encore parler avec lui parfois. Et puis je me demande ce qui a gravé ce jour, cette discussion, dans un coin de ma tête. Quelle graine a enraciné ce train dans les méandres de mon sac de souvenirs.

Trente ans plus tard, il est encore là à me raconter cette histoire. Il a fait tant de choses dans sa vie, tellement plus utiles, marquantes, pour moi comme pour d’autres, mais ce sont des histoires, ces points de suspension, qui le raccrochent à moi. Comme les dents d’un timbre.

Je sais si peu de ce qu’il a fait qui « compte », qui le dépasse, qui nous dépasse. Des gens qu’il a contribué à sauver. Des gens qu’il a guidés, accompagnés, éduqués.
Pour moi il reste l’Aérotrain, le cerf-volant, des rustines, des tracts dans des boîtes à lettres, une échelle dans la cour…

Comme les dents d’un timbre, qui le relient à un autre timbre, qui nous relient, qui…

« La mémoire est une chienne indocile. Elle ne se laissera ni convoquer ni révoquer, mais ne peut survivre sans vous. Elle vous nourrit comme elle se repaît de vous. Elle s’invite quand elle a faim, pas lorsque c’est vous l’affamé. Elle obéit à un calendrier qui n’appartient qu’à elle, dont vous ne savez rien. Elle peut s’emparer de vous, vous acculer ou vous libérer. Vous laisser à vos hurlements ou vous tirer un sourire. »

Elliot Perlman

Promesses de l’aube

Je n’aime rien tant que ces moments volés. Au monde, au fracas, à la foule.
Ces moments où la nuit se dispute le jour, le jour se dispute la nuit. Ces moments où le temps et le monde sont comme suspendus.
Ces rues vides, le monde en pause.

A la lueur d’une ampoule, d’une lune, ou d’un soleil naissant, je vole ce temps au monde des hommes. Je vole le monde aux hommes.

J’aime courir ce monde hors du monde, ce temps hors du temps.
On en aurait ôté de ce qui le rend lourd, ce qui le rend sourd, ce qui m’englouti sous les voix, sous les bruits, sous la fureur dont ses artères sont pleines.
« La perfection, c’est quand il ne reste plus rien à ôter », disait l’autre.

Il y a le monde du jour, plein de ces colères, de ces tristesses, les miennes et les leurs, ce monde emporté dans sa propre marche, noyé par son propre sens qui n’en a pas, le monde de ces gens qui m’échappent, ceux qui semblent le comprendre. Et puis ce monde là, le même, mais l’autre.

A la lueur de l’aube ou du couchant, enfin lisible, paisible, il semble se découvrir, s’offrir, à celui qui en a trouvé le chemin, à celui qui l’a mérité.

Je n’aime rien tant que ces moments volés au monde, au fracas, à la foule, quand le temps et la matière semblent offrir une harmonie, une note claire. Comme la note qui s’élève du gong et se prolonge dans la profondeur de tes tripes.

Je suis devant un champ, un arbre, un océan. Dans une rue même. Comme si enfin j’appartenais à quelque part. Au delà des mots de l’homme qui le piétine, qui l’use de ses pas, qui le traverse dans sa course, dans sa fuite, le piétine. C’est comme un son juste qui serait enfin audible, comme une dissonance qui s’interrompt. C’est juste, sans mots, sans bruit. Des yeux aux tripes.

Je n’aime rien tant que ces moments volés au monde qui le rendent vivant et juste. Je n’aime rien tant que ces instants où le temps m’attend.