Sinon, à quoi bon ?

Par où commencer ?
C’est comme une vague, dont la bosse se dessine, progresse, grossi, avant enfin de nous regarder de haut et déferler.

Vendredi, dans un manège, dans un tapis volant, dans la musique d’une attraction, d’une fête, la bosse commence à se dessiner. Un appel manqué, pour savoir comment on va. Un appel manqué pour savoir si on est touchés. Dans la musique de la fête, des cris de joie des enfants, la bosse se dessine et glisse à la surface du soir.
Les infos commencent à arriver. La découverte de ce qui se passe, loin, et pas si loin.

Goutte à goutte. Mort par mort. C’est loin et si près. Tellement irréel dans la musique des attractions, dans la joie des enfants qui courent pour jouer encore. Une atmosphère étrange, petit à petit, tombe sur le parc. Petit à petit, la stupeur s’immisce, prend forme. Des parents qui rigolent avec leurs enfants, le téléphone dans une main. Des infos qui s’échangent. Il semble que. J’ai entendu que.

Quelle étrange soirée. Si loin. Si près. Si épargnés et si touchés.
On aurait pu pleurer nos proches, tant nous avons, à proximité immédiate des lieux de ce drame, des très proches, amis ou famille. On se dit qu’on est passés à 200 mètres du stade une heure avant le drame. Ce restaurant où j’avais mangé. Je pense à ce bar où je buvais une bière un vendredi soir si récent, et au barman sympa dont j’entend encore l’accent, en me demandant si il vit.
C’était si loin, avant. C’est si proche, aujourd’hui.

La stupeur des infos qui montent, qui accompagnent jusque dans la nuit. Le parc qui se ferme au matin, les activités des enfants annulées. Le monde se fige dans une stupeur, suspendu au fil de l’actualité.

C’est une accumulation. Un record macabre. Une proximité inédite. Cette fois-ci on connaît les lieux, on en a fréquenté, les copains et la famille à deux pas. Et il y a cette incompréhension. Totale, infinie. La tentative désespérée de comprendre comment en être arrivé là. Comme si il y avait l’espoir de trouver un remède. Trouver comment soigner les autres. Trouver comment les tenir à l’écart. Qu’importe. Trouver. Maîtriser.

Comme d’autres l’ont dit, sans doute mieux mais peu importe, cette fois-ci c’est notre cœur qui est visé. Ce ne sont pas des flics, des soldats, des caricaturistes, des juifs, des… je ne sais qui ou quoi.
Cette fois-ci c’est notre coeur, nos amis, nos familles, nos rêves, nos joies qui sont tués, piétinés, mitraillés, explosés.

La stupeur se dresse, et déferle.

Je pense à 129 personnes qui ne riront plus aux terrasses de ces cafés, ne feront plus cette fête de la vie. Je pense à plus de 350 autres blessées dont la vie ne sera plus jamais la même, dont quelques dizaines sont encore suspendues à un fil si fragile.
Je pense à ceux qui sont sortis, sans blessures, et dont la vie ne sera plus non plus jamais la même. Elle reprendra, à l’extérieur, mais à l’intérieur elle sera différente.

Je pense à leur terreur, à leurs cris, devinés à la lecture de tant de témoignages. Je pense à ces épreuves qu’ils ont vécues pendant que nous jouions dans ce parc, si loin, si proche. Je voudrais les serrer dans mes bras. Les regarder dans les yeux, faire vivre l’humanité qui a survécu en nous, qu’ils ne pourront pas tuer, piétiner, mitrailler ou exploser.

On va encore jouer, encore rire, boire, baiser, mettre la musique à fond, emmerder ces fumiers, ces salopards imbéciles, ignorants. Un jour je voudrais les plaindre, ces ordures. Un jour je voudrais avoir de la compassion pour ce qu’ils sont devenus parce que, dans le fond je n’y crois pas, au fait qu’ils soient nés fumiers.
Je ne peux pas m’empêcher de me demander ce que la vie leur a fait, ce que d’autres leur ont fait. Quelle colère ou quel désespoir ont pu transformer ainsi ces garçons ?Je ne pourrai pas m’empêcher d’avoir de la peine pour eux. Je ne pourrai pas m’en empêcher, mais plus tard. Aujourd’hui je suis en colère, et triste.

Alors on va jouer, rire, boire, baiser, chanter, profiter de la vie avec optimisme. On va encore faire tout ça, mais, quand même, ce ne sera plus tout à fait pareil. Comme si on devait, quand même, sortir un peu de l’innocence, forcés. Devenir adultes.
Et quoi faire ? Vivre, profiter, et puis c’est tout, sinon à quoi bon ?

Comme déjà mort

Cette clé déjà… cette clé qui vieilli son porteur. Une clé comme tu n’en as pas vue depuis longtemps. Une clé à l’ancienne, lourde de responsabilités, pas une de ces petites plates qui ne veulent rien dire. Une de celles qui, enfant, faisait la taille de ta main. Cette clé déjà, est le premier témoin d’une course de relais à rebours du temps.
La clé, la porte, le bruit d’une serrure qui a dû voir la chute d’un roi, et la porte s’ouvre.

Je n’ai jamais aimé cet appartement. Son salon trop grand, ou trop vide, froid. Des pièces trop petites. Tout a toujours été défraichi, meublé de bric et de broc. Comme une vie déjà branlante. Je n’ai jamais aimé ces meubles, ces objets, ni cet endroit là, même quand il était ailleurs. Chez lui, ce « chez-lui » là comme les autres, qui n’ont jamais été chez moi.
Aujourd’hui deux chambres sont vides, le salon est comme suspendu entre deux respirations avec sa bibliothèque telle que je l’ai toujours connue, ici et ailleurs, immuable, d’appartement en appartement et au milieu de la pièce, des cartons, des cartons à dessin, un wok rouillé, une cafetière en fin de carrière. Un salon presque vide et en fait presque comme avant.

Il fait froid, et la lumière blafarde de cette pauvre ampoule exilée de l’autre côté de la pièce peine à éclairer mon humeur.

Inventaire. Le mot lui-même semble démesuré, comme un costume trop grand pour la mission. Inventorier quoi ? Une liste de meubles que je peux compter sur les doigts. dont la moitié ne doit pas valoir l’essence qu’il faudra dépenser pour aller à la déchèterie. L’électroménager réduit à une machine à laver, un micro-onde et un frigo, qui a rendu l’âme.
Je n’ai pas le courage. Je fais 10 photos pour mémoriser. J’observe, je note les détails mentalement.
Tout est trop. Tout m’attriste ou me navre, un peu des deux.

Je suis dans un lieu qui n’a jamais été chez moi. De cette autre famille qui n’a jamais été la mienne. De cette autre vie que je n’ai jamais qu’observée sans envie mais avec tristesse. Avec un peu de colère aussi sans doute.
Aujourd’hui me voilà à parcourir ces pièces silencieuses.
J’ai posé ma veste de costume sur une chaise et mes chaussures de Monsieur claquent sur le parquet pendant que, de pièce en pièce, j’inventorie le néant comme pour conclure des vies, sorte de contrôleur de gestion du destin.

Dans le recoin du couloir, je trouve la petite commode qui contient la plupart des papiers. Il faut que je retrouve certains documents alors je prends une à une les pochettes empilées, sans étiquettes. Des courriers administratifs, des relevés de banque, des contrats de crédit, des calculs d’impôts. En 15 minutes, j’ai fait un voyage de 30 ans, à rebours, commencé par une menace de saisie et terminé par un calcul de revenus qui paraît si élevé pour son époque.
L’histoire d’un gâchis lue à l’envers
J’ouvre et feuillette ces dossiers. Son premier contrat, il habitait alors à mon adresse actuelle… son livret d’étudiant.. son bac… Je referme le dossier.

Et puis il y a deux valises et quelques dossiers. 40 ans de création dans deux valises. Je feuillette, mais rapidement c’est trop. Je referme tout ça en me disant qu’un jour il faudra en faire quelque chose.
Un jour, bientôt. On va bien devoir le vider, cet appartement. Un jour, pas aujourd’hui. Mais si proche.

Je me demande ce que je fais là, dans le froid et la lumière blafarde, à feuilleter des dossiers poussiéreux. Je me demande par quel cynisme la vie me contraint à cette mission.

Je fais l’inventaire d’un vivant, comme pour un mort. Je fais l’inventaire d’une vie de famille qui n’a pas été la mienne, d’une vie de famille qui a vacillé quand Il est parti, et a pris fin quand Elle est morte, tandis que lui, est comme entre parenthèses.

J’ai cette étrange impression de faire le bilan d’une vie avant son terme. Comme si ça ne faisait de toutes façons plus vraiment de différence. Et c’est sans doute vrai tant sa vie aujourd’hui n’a plus que l’épaisseur d’un cheveu et la répétition d’un métronome, jour après jour, sans but.

Aujourd’hui il est trop tard pour parler.

So long

On l’a eue. On a tenu. Tu vois ? On en a bavé des ronds de chapeaux, cru qu’elle nous aurait eus, qu’elle nous aurait mangés tout crus.
On as douté, pleuré. On pensait que rien ne marcherait. J’ai crus que je ne serais pas à la hauteur. Je pensais, je pensais, et puis ça passait. Je hurlais, dedans, à m’en tordre les tripes.

J’ai dansé sur des fils au-dessus du vide, couru dans des descentes.
J’aurais parfois aimé sauter en laissant le parachute, ça m’aurait arrangé, hein ?

J’ai rêvé de caresses, de souffle dans mon cou. J’ai juste pris les coups, par paresse.

Comme les doigts de Keith sur le clavier. Des caresses, et puis brusquement on s’emballe. On trépigne. On n’en veut plus, et puis si encore. Mais ça n’est pas Keith au clavier. C’est erratique, sans l’eau, et je m’y noie, j’y ploies, j’y bois, la tasse.

Elle était très éprouvante, très énervante, très… trop…

C’était un marathon en chaussures de pierre, sous un ciel de plomb, ou l’inverse, on ne sait plus.

J’ai eu envie de toi, je t’ai attendue. J’ai pensé à toi tous les jours, en silence. Je n’avais rien à t’offrir que ma peine. Alors je ne t’ai pas appelée. Je t’ai attendue. Tous les jours pendant que je prenais des coups, pendant que je buvais la tasse, pendant que je comptais les jours. Je t’ai attendue en me disant : aujourd’hui je suis à terre, demain je reviendrai. J’ai espéré un signe de toi. Je ne pouvais qu’attendre.

Chaque jour j’ai voulu me rouler en boule sous ma couette, pour t’attendre. En espérant que tu viennes te glisser près de moi, me caresser et me dire tout bas « ça va maintenant, je suis là ».

On l’a eue à l’usure. Trois-cent soixante-cinq jours que j’aurais pu barrer sur le mur de mon âme. Trois-cent soixante-cinq à barrer contre le vent.

Quatorze, prend-moi par la main, emmène-moi dans les vallées du lointain. Oublions treize.
Elle ne m’a pas tueR, alors m’a-t-elle rendu plus fort ? Peut-être. Sans doute.