Bye, fantasmeur !

La première fois, c’était avec Stéphane. Un mec super sympa. Tout maigre, avec son look « hardos » : cheveux très longs et blouson en jean aux couleurs de groupes d’énervés type Slayer.
La première fois c’était chez moi, quelque part au début des années 90. Il était venu passer la soirée à la maison mais il devait travailler en même temps. Il avait un job étudiant depuis peu, un travail qui nécessitait un Minitel et une carte d’appel (ça s’appelait une Carte Pastel à l’époque).

Installé devant mon Minitel, Stéphane s’est connecté au backoffice d’un service « rose » pour lequel il travaillait quelques nuits par semaine, avant de se transformer en Maîtresse Caroline, Master JF, Soumise75, etudiantesalope, jf69 et une vingtaine d’autres personnages.

– SLT. H ou F ? Moi JH23
– SLT. Moi F. 21, Paris
– Décris toi
– Blonde, 1m71, 51kg, 85-60-90. Etudiante. Tu ch. quoi ?
– Rencontre. Tu portes quoi ?

Stéphane m’a présenté à Alain. Alain m’a proposé de travailler pour lui.

C’est comme ça que je suis devenu une dominatrice. Et une étudiante. Et une femme mûre. Une soumise. Une autre dominatrice. Et beaucoup d’autres.
Je suis devenu toutes ces femmes en même temps, quelques nuits par semaine.

Un univers surréaliste, ce bureau rempli de grandes tables, de Minitels, et essentiellement de garçons, entre 20 et 30 ans, jouant majoritairement des femmes.

Ce n’est pas une seule mais une ou deux dizaines, peut-être plus, de messageries distinctes que nous gérons. Du « rose » au SM.
À côté il y a les messageries gays, et aussi la voyance, mais les animateurs ne sont pas les mêmes.

On travaille sur Minitel mais le logiciel est bien pensé. Nous voyons l’ensemble des personnes connectées, savons sur quel service elles sont connectées.
Première étape, activer nos « fantômes », ces faux connectés que nous avons pré-enregistré dans la configuration de nos comptes d’animateurs.
Une fois que nous avons créé à l’avance nos dominatrices, soumises, étudiantes, dominateurs, PDG et autres connectés fictifs, nous pouvons les activer ou désactiver de façon à simuler le comportement de personnes normales.

Un seul objectif : le TMC, temps moyen de connexion. Le nerf de la guerre c’est la minute de connexion. Une minute rapporte 1 franc et quelques à l’éditeur.
TMC minimum : 10 ou 15mn. La nuit on arrive à faire bien mieux.

Ramoneur, 411 minutes de connexion

A chaque message échangé, notre écran nous montre le message précédent que nous avons écrit à ce connecté, sa réponse, et il y a la zone pour répondre.
En prime, l’écran comporte une zone « mémo » dans laquelle on a préenregistré des infos de base sur notre personnage. Une fois les mensurations, l’âge et la description de Delphine ou de Maîtresse Abigail enregistrées, on évitera ainsi de se décrire blonde à un connecté, rousse à un autre… ou pire, au même, un autre jour.

Les connectés ne veulent pas perdre du temps avec des animatrices… mais Il n’y a que des animateurs et des connectés, pas de connectées, guère plus d’animatrices.

Alors voilà, on est prêts pour la chasse : une armée de fantômes, des fiches descriptives pour ne pas faire d’erreurs de casting. Un open-space pour se refiler des tuyaux entre animateurs sur les préférences de tel ou tel. En face, le gibier n’a que peu de chance.

Notre gibier préféré, c’est le soumis. Le soumis veut être humilié. Il veut être fouetté, qu’on lui parle mal. Qu’on lui fasse mal. Le soumis est une source inépuisable de rire, ricanement, mais aussi de déprime. D’ailleurs le gibier il n’est peut-être pas si con. Il a surtout besoin d’y croire.

Quand on a une petite vingtaine, pas beaucoup d’expérience de la vie, et notamment de la sexualité, qu’on débarque dans cet univers de mecs rigolards et jeunes, les premiers temps sont assez poilants.
Comment ne pas se tordre devant ces pauvres gars qui aiment être humiliés, traités de tous les noms, et restent plusieurs heures en ligne pour ça ?
Comment ne pas éclater de rire devant ces soumis à qui l’on commande de s’infliger à distance telle ou telle douleur avec, selon l’inspiration, une pince à linge, ou bougie, ou tout autre objet sorti de notre imagination.

L’ambiance est décontractée, la nuit offre un cadre hors du temps.

« Slt. Tu aimes les sandalettes ? » – Spartacus

On ricane, on découvre éberlué des fantasmes, des pratiques qu’on ne soupçonnait même pas, d’autant qu’on n’a pas connu nous-mêmes beaucoup de femmes. On improvise, la forme de ses seins imaginaires, les caresses qu’on prodigue virtuellement, les scenarii qui plairont a ces hommes. Il veut être tenu en laisse. Il veut être le PDG qui saute sa secrétaire sur son bureau.

On a vingt ans et on les matte. Celui-là essaie de griller les étapes, ne veut pas dialoguer mais veut un numéro de téléphone tout de suite ?

– Bye, fantasmeur !

Souvent il revient bien vite, penaud. On se refile des tuyaux, on promet des rendez-vous, on en donne même. On trouve des excuses, pour le lapin précédent. Et puis au besoin on disparaîtra, on reviendra avec un autre fantôme.

TMC !

Ils ne peuvent pas lutter. On est armés pour la chasse. Ils sont tout nus dans notre forêt. C’est comme un lâcher de cailles dans un ball-trap.

Nous avons même une aide cybernétique à nos côtés : Le Robot.

Alain utilise un robot de dialogue, un logiciel programmé pour se connecter sur la messagerie, comme nous, avec ses fantômes, et brancher les clients.
Les connectés savent qu’il existe des animatrices (sans doute n’ont-ils jamais pensé à des garçons), certains savent qu’il y a des robots.
Mais celui-là est spécial. C’est un sorte de Terminator. Il est très bien fait. Il ne fait pas dans l’intelligence artificielle de science fiction. Il repose sur une grande expérience des dialogues.

Un dialogue sur messagerie se mène. Si on prend le connecté par le bout du nez, on peut l’emmener jusqu’au bout de la nuit.
Inutile de chercher à analyser trop les mots clés, les contextualiser, pour « bien répondre ».
Un dialogue a un rythme, des codes, des étapes clés. Il se déroule un peu toujours pareil. On peut donner le tempo. Le connecté pose une question ? Peu importe, le robot pose lâche une réflexion ou sa propre question. Il n’a pas besoin d’écouter. Il déroule son plan implacable. En face, il y a un homme, qui espère une rencontre, se faire raconter un fantasme. Il veut bander, rêver. Son cerveau est en mode sans échec. Pendant 20 minutes ou 5 heures ce n’est plus avec son cerveau qu’il pense.
Résultat : régulièrement des dialogues de plusieurs heures entre des connectés et le robot.

Les premiers temps de ce job sont donc très drôles. Qu’ils sont cons, qu’ils sont effrayants. Que leurs fantasmes sont graves. On peut les mener si facilement. Etc.

Petit à petit l’empathie reprend du poil de la bête.

Pour trouver un peu d’air, tu crées dans tes fantômes un mec ou une nana qui serait là un peu en touriste, et qui ne chercherait donc pas de plan cul. Juste là pour papoter.
Ce connecté que tu as obligé à s’introduire une grosse bougie avec SevereNatacha45a, parle en même temps de ciné avec ton étudiante touriste.
Tu découvres des gens normaux. Des mecs super sympas avec qui tu pourrais sans doute être pote.
Tu découvres aussi que le type avec les pinces sur les tétons depuis 3h, avec qui tu as déjà tenu 7h40 hier, est chômeur et n’a pas un rond. Tu es en train de l’aider à se mettre un peu plus dans une merde noire. Mais tu es payé pour ça.
Tu commences à te demander avec un frisson que le type à qui tu as ordonné un truc juste pas possible n’est pas vraiment en train de le faire.

Sur le chemin du retour, tu regardes ces hommes dans le métro. Ils te dégoutent. Tous. Vraiment. Ils peuvent tous êtres tes pervers aux fantasmes dégueulasses, ces mecs qui veulent raconter des histoires de PDG violents, qui veulent soumettre des « salopes ». Ceux-là tu es bien content de les faire cracher. Tu te sens un ovni. Tu es un mec mais ça te débecte.
Alors ça te t’amuse plus. Vraiment. Mais c’est un job relativement facile. En tout cas tu maîtrises. Ca met du beurre dans les épinards. Horaires souples. Tu continues.

Après cette période creuse, tu passes en mode automatique. L’empathie pliée dans la poche. La rigolade aussi. On fait le job. Sans plaisir ni prise de tête. Le fouet est mon métier.

Tu as une petite vingtaine et tu as ouvert une fenêtre sur un monde d’une tristesse que tu n’avais pas soupçonnée. Les sales pervers dégueulasses côtoient des types désespérément seuls. C’est bien la solitude qui te frappe. Ils sont seuls dans leurs vies, ou dans leurs fantasmes. Ils y croient, même si parfois il ne sont pas si dupes. Mais ils viennent. De l’autre côté du clavier il y a des humains.

Tu as une petite vingtaine et tu n’étais peut-être pas tout à fait préparé à assumer tout ça.

Je ne sais plus bien combien de temps j’ai fait ça. Quelques mois je crois, avant de raccrocher le fouet.
j’ai bien ri, ça m’a bien pesé. Pendant ce temps, j’ai découvert des visages de la société que finalement peu de gens soupçonnent et encore moins « voient ».
C’était il y a vingt ans. Maintenant je peux à nouveau en rire. Mais je n’ai pas oublié derrière ces anonymes un sentiment de grande solitude.