Comme un mille-feuilles

Comme des chaînes. Comme des transes. Comme des chances. Comme des vies.
Je suis parcouru de cent chaînes jouant leurs airs, soufflant leurs voix. De sang qui pulse leurs rythmes. De torrents déferlant. Je suis un mille-feuilles en ébullition.

D’intenses transes pour dénouer le fil d’une intrigue, bien ancrée les deux pieds dans le monde de la pierre et de la terre, à des courants d’émotions ascendants, je saute sur un nuage, je change de chaîne.

J’aimerais réussir à me suivre. J’aimerais une ligne éditoriale. Une pertinence. Une cohérence.
Ce programme n’a aucun sens.
Préparer la réunion, décoder les messes basses du service, se bagarrer avec un associé ou un voisin, être traversé par la puissance d’un texte, les basses d’un accord, par un moment d’émotion pure, happé par une nostalgie brutale inspirée un ciel d’automne. Le grand écart est permanent. Parfois il est choisi. Parfois il s’impose.

Toujours, passer d’un état à un autre, d’un plan à un autre. Être enchainé dans les contingences d’une société courant vers un mur, et, parfois, sentir que la vie est ailleurs.

Je suis arrêté là sur une aire d’autoroute, au coeur du bruit, où tout concentre la saleté de ce monde. Pourtant je suis ailleurs. Je me suis échappé, sans m’en rendre compte.
Petit à petit j’estompe les détails, les voix, les cris du commerce, le vacarme du monde.
Je lis le monde autour de moi sur un autre plan. Je ressens plus que je vois. Je m’échappe du monde insensible pour rejoindre le monde sensible. Je quitte le monde des mots pour celui des émotions. Les arbres décharnés, les champs écorchés, les odeurs soufflées, tant de détonateurs silencieux.
Je suis cet oued dans lequel se déverse le torrent d’un orage d’été. Il me submerge sans prévenir. Ses eaux sont émotions, cent sens et mille pensées.

Tu peux arrêter une pensée enchaînée aux préoccupations de la société, lourdement enveloppée de mots. Tu ne peux pas stopper un torrent d’émotions et de sensations qui se déverse.

Ici les mots sont nus, démunis. Incapables de rapporter le sens. Impuissants.
Ici il n’y aurait plus d’objets, de choses, plus de mots. Ici il n’y aurait que des courants, des sensations, des sentiments, des émotions, doux ou furieux.
J’essaie de suivre une nuée. L’invasion de sensations est massive. Le déferlement implacable.
Je suis là mais je ne suis plus là. Mon corps est là, mon esprit est ailleurs, au-dessus des mots, comme un cerf-volant propulsé par ces courants.

Loin du monde des mots, des hommes, et des verbes, je me sens vivant.

My body is a cage
that keeps me from dancing
with the one I love
my mind holds the key

My body is a cage
that keeps me from dancing
with the one I love
but my mind holds the key

I’m standing on a stage
of fear and self-doubt
it’s a hollow play
but they’ll clap anyway

Arcade Fire – My Body is a Cage
Écouter la magnifique reprise de Peter Gabriel

Woooof

« Woooof » c’est un peu la sensation, quand je réalise, après coup.

Je marche, je coure, je pédale, je cuisine, peu importe : à un moment, je suis comme transporté. J’étais là, et… pouf… je ne ne suis plus là. Ou alors plus le même.

Ce matin, à vélo, dans les rues de Maville, j’allais chercher de quoi nourrir ma famille. Ambiance normale, humeur normale. Puis soudain, je me sens submergé. Les larmes sont derrière les vannes, quatre par quatre prêtes à bondir.

Il faut décoder, reprendre les choses à l’envers. Chez moi on parlerait de reverse engineering.

On tire le fil pour comprendre. Il y a eu ce rayon de soleil qui s’est levé. Je suis à vélo. J’ai aussi senti ces odeurs de bois… de feu de bois dans un jardin. Comme quand je faisais du feu dans le jardin… Je suis chez mes grand-parents. Vacances d’hiver. J’ai 12 ans.

Une seconde suffit.

La vue d’un évier jeté dans un jardin, au milieu des débris d’un chantier d’agrandissement d’une maison du voisinage, m’a récemment plongé en une seconde maximum dans un désespoir profond. Pourquoi ? Parceque d’association en association, la vue de cet évier m’a conduit à penser à la famille qui rénove cette maison, au plaisir qu’ils doivent ressentir à avoir un nouvel évider, une nouvelle cuisine, au fait que c’est tellement super pour eux… puis au sentiment que tout cela est tellement vain : ça n’a pas de sens, rien n’a de sens.

Ces riens, images, sons ou odeurs furtives peuvent déclencher des raz de marée émotionnels en une fraction de seconde seconde. Me plonger dans les émotions d’un souvenir ou d’une lointaine association d’idées. Avant d’avoir vu quoi que ce soit venir, je suis débordé. Je prends la vague dans la tête, puis, quand j’ai repris ma respiration, je tente de comprendre.

Maintenant je sais, je comprends ce qui se passe. Avec l’habitude j’arrive à repérer ces moments où mon humeur ou mon moral basculent plus vite que ma conscience n’est capable de suivre. Je repère ce trou d’air émotionnel, et je détricote. Je comprends cette sorte de bouffée. Comme un backdraft. Le feu couve, j’ai ouvert la porte. Woooof !

Parfois quand même, j’aimerais débrancher…

Sans un homme

C’est un de ces jours où le coeur et l’âme sont alourdies d’une torpeur indomptable.
La fatigue de plusieurs semaines de tensions, de nuits sans convictions, a siphoné le réservoir d’espoir. Un samedi, puis un dimanche, où l’on navigue à vue, à plat.
Les mots son comptés, le cerveau en berne n’aspire qu’au sommeil.
Petit à petit, toute énergie m’a quitté, ne laissant que vide et langueur.

J’ai dans le coeur le silence des jours sans voix.

J’aimerais rêver, j’aimerais être animé de l’énergie des rêves et des espoirs.
J’aimerais me battre contre des moulins, construire les projets de plusieurs vies.
J’envie la fougue, mais le vide répond en écho à mes espoirs.

J’ai regardé défiler ces jours et ces semaines, je me suis battu, ai défié les événements, tenu bon dans la tempête. Je suis debout mais j’aimerais mettre un genou à terre. Souffler, puis m’allonger.

Autour de moi le monde semble plus fou que jamais. Il court, il s’affole. Le vent et le temps tourbillonnent.
Je n’arrive plus à me projeter dans ce temps, dans ces gens.
Ce projet que j’ai combattu, ce projet que je leur ai opposé, ce ne sont que des constructions. Ils ne veulent rien dire.
Toutes ces choses sont vaines. Rien n’a de sens. Cette débauche d’énergie est vaine.

Rien n’a de sens que le temps arrêté. Je parcours nos rues. D’un pas lent. J’ai arrêté le monde aux portes de mon coeur et j’ai opposé mon temps. Je marche, lentement. Le ciel est bleu, de ce bleu éternel. C’est cette machine à remonter dans le temps qui m’emporte chaque fois à 20 ans, à 15 ans, à 10 ans.
Ce coin de ciel bleu m’aspire. Il m’arrache à ce monde.
Ce coin de ciel bleu m’arrache à ici et maintenant pour, bizarrement, les rendre éternels. Ce ciel limpide, ce bleu intense, seul horizon hors du monde. Le regard s’y perd, il est est vide de tout homme ou construction.

Rien n’a de sens que le temps arrêté, qui fait d’ici et maintenant un joyau si pur.

Le ciel est bleu et le doigt d’un soleil d’automne audacieux vient caresser mon visage.
Je suis las, je laisse les larmes laver mes yeux de la laideur du monde. Je laisse le soleil réchauffer mon visage et mon coeur.

Je voudrais mettre mes pas dans un monde sans hommes. Je voudrais être dans mon île, parcourir ces rues que je sais vides, ces chemins bruissant des l’écho des seuls souvenirs. J’aimerais remonter le chemin des Brardes, jusqu’au Peu de Hommes qui porterait si bien son nom.
J’aimerais m’arracher au temps des hommes, aux lieux de hommes, laisser l’air m’emplir et mon âme reposer. Je voudrais laisser le temps me panser. M’emplir de ce temps sans actions. Cesser de chercher à construire quand mon coeur n’aspire qu’à souffler. Je suis vide ce ce vide. De cette énergie déployée à tenir un cap vers nul part.
Je suis fatigué de cette fatigue. De vouloir ce que je ne sais nommer, de me battre pour ce que je ne sais défendre.

Pourtant je vis dans le monde des hommes. Je ne peux m’en extraire qu’en rêve. Ou en suspendant le temps.

Je respire, je souffle. Je me contente d’être ici, maintenant. Juste maintenant et pour une éternité. Je respire, je souffle. Je suis là, le soleil me caresse et me souri.