So long

On l’a eue. On a tenu. Tu vois ? On en a bavé des ronds de chapeaux, cru qu’elle nous aurait eus, qu’elle nous aurait mangés tout crus.
On as douté, pleuré. On pensait que rien ne marcherait. J’ai crus que je ne serais pas à la hauteur. Je pensais, je pensais, et puis ça passait. Je hurlais, dedans, à m’en tordre les tripes.

J’ai dansé sur des fils au-dessus du vide, couru dans des descentes.
J’aurais parfois aimé sauter en laissant le parachute, ça m’aurait arrangé, hein ?

J’ai rêvé de caresses, de souffle dans mon cou. J’ai juste pris les coups, par paresse.

Comme les doigts de Keith sur le clavier. Des caresses, et puis brusquement on s’emballe. On trépigne. On n’en veut plus, et puis si encore. Mais ça n’est pas Keith au clavier. C’est erratique, sans l’eau, et je m’y noie, j’y ploies, j’y bois, la tasse.

Elle était très éprouvante, très énervante, très… trop…

C’était un marathon en chaussures de pierre, sous un ciel de plomb, ou l’inverse, on ne sait plus.

J’ai eu envie de toi, je t’ai attendue. J’ai pensé à toi tous les jours, en silence. Je n’avais rien à t’offrir que ma peine. Alors je ne t’ai pas appelée. Je t’ai attendue. Tous les jours pendant que je prenais des coups, pendant que je buvais la tasse, pendant que je comptais les jours. Je t’ai attendue en me disant : aujourd’hui je suis à terre, demain je reviendrai. J’ai espéré un signe de toi. Je ne pouvais qu’attendre.

Chaque jour j’ai voulu me rouler en boule sous ma couette, pour t’attendre. En espérant que tu viennes te glisser près de moi, me caresser et me dire tout bas « ça va maintenant, je suis là ».

On l’a eue à l’usure. Trois-cent soixante-cinq jours que j’aurais pu barrer sur le mur de mon âme. Trois-cent soixante-cinq à barrer contre le vent.

Quatorze, prend-moi par la main, emmène-moi dans les vallées du lointain. Oublions treize.
Elle ne m’a pas tueR, alors m’a-t-elle rendu plus fort ? Peut-être. Sans doute.

Comme un mille-feuilles

Comme des chaînes. Comme des transes. Comme des chances. Comme des vies.
Je suis parcouru de cent chaînes jouant leurs airs, soufflant leurs voix. De sang qui pulse leurs rythmes. De torrents déferlant. Je suis un mille-feuilles en ébullition.

D’intenses transes pour dénouer le fil d’une intrigue, bien ancrée les deux pieds dans le monde de la pierre et de la terre, à des courants d’émotions ascendants, je saute sur un nuage, je change de chaîne.

J’aimerais réussir à me suivre. J’aimerais une ligne éditoriale. Une pertinence. Une cohérence.
Ce programme n’a aucun sens.
Préparer la réunion, décoder les messes basses du service, se bagarrer avec un associé ou un voisin, être traversé par la puissance d’un texte, les basses d’un accord, par un moment d’émotion pure, happé par une nostalgie brutale inspirée un ciel d’automne. Le grand écart est permanent. Parfois il est choisi. Parfois il s’impose.

Toujours, passer d’un état à un autre, d’un plan à un autre. Être enchainé dans les contingences d’une société courant vers un mur, et, parfois, sentir que la vie est ailleurs.

Je suis arrêté là sur une aire d’autoroute, au coeur du bruit, où tout concentre la saleté de ce monde. Pourtant je suis ailleurs. Je me suis échappé, sans m’en rendre compte.
Petit à petit j’estompe les détails, les voix, les cris du commerce, le vacarme du monde.
Je lis le monde autour de moi sur un autre plan. Je ressens plus que je vois. Je m’échappe du monde insensible pour rejoindre le monde sensible. Je quitte le monde des mots pour celui des émotions. Les arbres décharnés, les champs écorchés, les odeurs soufflées, tant de détonateurs silencieux.
Je suis cet oued dans lequel se déverse le torrent d’un orage d’été. Il me submerge sans prévenir. Ses eaux sont émotions, cent sens et mille pensées.

Tu peux arrêter une pensée enchaînée aux préoccupations de la société, lourdement enveloppée de mots. Tu ne peux pas stopper un torrent d’émotions et de sensations qui se déverse.

Ici les mots sont nus, démunis. Incapables de rapporter le sens. Impuissants.
Ici il n’y aurait plus d’objets, de choses, plus de mots. Ici il n’y aurait que des courants, des sensations, des sentiments, des émotions, doux ou furieux.
J’essaie de suivre une nuée. L’invasion de sensations est massive. Le déferlement implacable.
Je suis là mais je ne suis plus là. Mon corps est là, mon esprit est ailleurs, au-dessus des mots, comme un cerf-volant propulsé par ces courants.

Loin du monde des mots, des hommes, et des verbes, je me sens vivant.

My body is a cage
that keeps me from dancing
with the one I love
my mind holds the key

My body is a cage
that keeps me from dancing
with the one I love
but my mind holds the key

I’m standing on a stage
of fear and self-doubt
it’s a hollow play
but they’ll clap anyway

Arcade Fire – My Body is a Cage
Écouter la magnifique reprise de Peter Gabriel

Conscience du non-sens

Il y a des jours comme des fautes de frappe. Des jours où j’ai l’âme de travers. Le correcteur n’a rien vu. Ou bien on m’a branché le cerveau sur la mauvaise chaîne.
Des jours où j’ai le sentiment de ne plus parler la langue.
Non. Des jours, des fois où je vois. Des jours où je vous vois.
Je perds le fil, comme arrêté au milieu du tumulte. Je perds mon fil. Je me perds.

Le monde cavale, grouille, souille, jure, compte, gronde, amasse. Et je suis en arrêt.
Des jours en vain, longs et sourds. Des jours de présence absente, comme un calque sur moi.
Ce monde cavale, se bouscule, se défie, crie hargne, colère et détresse et je décroche.
Les managers costume-cravatés, fiers, les contrôleurs, vendeurs, comptables, videurs, serveurs, empileurs de boîtes, pousseurs de boutons.
Je vais et je viens, entre ces trains, entre ces tours. Je suis en pilote automatique dans cet univers de verre et de métal. Des fourmis cavalent, en longue colonnes qui se croisent.

Et moi. J’ai décroché.
Comme ce moment où ton regarde se brouille, les lignes se confondent, tu perds l’histoire.

Alors ce soir j’ai déserté le monde, séché la fête. Je me suis réfugié. Couché les drôles, abandonné Madame. Me voilà alors devant mon assiette, me versant de la brown sauce sur un bout de poisson. Je commence à penser qu’au même instant un anglais, quelque part, est en train d’en verser sur son fish’n chips… je pense à des jeunes en train de démarrer leur soirée, à Manchester ou Liverpool. Qu’une bagarre doit avoir lieu en ce moment, dans un bordel, un tripot, un métro. Que quelqu’un est en train de se faire assassiner. Juste maintenant. Pendant qu’ailleurs des couples font l’amour. Qu’en ce même instant, des rencontres sont en train d’avoir lieu. Tout ça pendant que ma sauce coule dans mon assiette.

Je voudrais aimer ça. Je voudrais être excité par la folie du monde. Enthousiasmé par sa joie. Mais je n’arrive pas à oublier que rien de tout ça n’a de sens. Ce n’est pas que je n’arrive pas à l’oublier. Ca me submerge. Ca me noie. Ca me broie.

J’ai le blues qui coule dans mes veines. Et la conscience du non-sens.
Les mots du monde et ses maux sont trop, trop et trop peu. Un tumulte inutile.

J’ai envie de hurler, qu’on se taise.

En fait, en vrai, j’ai envie de revenir. Envie de poser mon cerveau à la consigne, et d’en prendre un autre. J’ai juste envie d’avoir le droit de regarder le monde sans le décodeur.

Je voudrais être heureux de débattre des mérites de la dernière bagnole, d’avoir un avis sur Miss France, passer une soirée à parler de mes collègues et de ceux des autres, de Beyoncé ou Justin. J’aimerais pouvoir m’enthousiasmer sur le système de reporting qui va nous faire gagner un point.

Mais l’énergie me manque. Le non-sens m’avale, comme un trou noir intérieur dans lequel disparaît mon énergie, et la joie.

J’ai juste envie d’écouter Keith jouer la Part. X, pour toujours. Avoir envie de pleurer quand le vol de ses notes s’enroule autour des mes sens, m’enlève et me prends. Parcequ’alors j’oublie la danse du non-sens autour de la vie.
Parcequ’alors je ne suis qu’émotions.
Parcequ’alors tout est vrai, les émotions sont tout.