Parfois tu ne peux pas faire semblant. Non pas que je voulais ignorer la réalité, mais elle a fait le choix de s’imposer, à tout hasard, pour être bien sûre.
Ça n’était sans doute pas absolument anodin de planter cette bignone. Planter une bignoge, dans CE jardin, un plant qui vient de CETTE île, de notre village… Non, ça n’était pas anodin et ça doit bien remuer deux ou trois trucs, mais de là à en avoir les larmes aux yeux ?
Il fait beau, température parfaite, seul dans le jardin les mains dans la terre, les yeux dans l’eau de l’arrosoir, en train de chialer.
Alors même si j’avais eu l’idée hasardeuse de planquer la vérité sous un lourd tapis, la voilà qui déboule, impossible à ignorer, la voilà qui s’écoule.
Ça ressemble à une mesure de sécurité. Le chef d’exploitation a commandé l’ouverture d’une vanne pour libérer le trop plein et éviter que la barrage ne cède, avec des dégâts difficiles à évaluer. C’était imprévisible, situation d’urgence.
Ça arrive quand tout est trop. Une semaine où chaque jour change deux fois la donne. Où chaque décision, douloureuse et effrayante est remise en question quelques heures plus tard. Ça arrive après dix mois de rebondissements, de remises en questions, de négociations en double aveugle. Dix mois à rebondir d’un camp à l’autre, à être baladé par l’un pour manipuler l’autre. Et moi ? Je suis au milieu, comme un sac de sable.
Je voudrais reprendre ma vie, s’il te plaît. J’en ai assez.
Je vis depuis dix mois dans le tambour d’une machine à laver. Ça secoue, la tête prend des gnons. Parfois le tambour s’arrête un peu, puis repart.
Nous sommes arrivés au programme essorage quand je croyais que les choses étaient calmées et que l’on allait pouvoir passer à autre chose.
Forcément, je fatigue et je commence à avoir un peu de mal à saisir le côté farce.
Je voudrais juste reprendre ma vie.
Alors j’ai le doigt sur un gros bouton rouge. Tu te souviens de Morpheus dans Matrix, qui surveille les sentinelles dévorant son vaisseau, attendant le moment de mettre en route l’impulsion électromagnétique ? J’ai le doigt sur un gros bouton rouge qui mettrait fin au sketch.
Et je n’arrive pas à appuyer.
Bon sang que ça fait peur. Si j’appuie, est-ce que ça va se passer comme on me l’a dit ?
Forcément, ça ne va pas bien se passer.
Et après ? Se projeter ou ne pas se projeter, c’est toute ma vie. Je ne sais pas ne pas sur-intellectualiser, décortiquer, me projeter dans les mille possibilités, toutes sombres.
Appuyer sur le gros bouton c’est potentiellement devoir réinventer ma vie professionnelle. C’est faire un leap of faith. Se faire confiance. Y croire.
Je connais des tas de gens qui savent faire ça. Qui entreprennent, ont reconstruit plusieurs fois.
Moi je suis comme un enfant qui a besoin de sa maman. J’ai peur.
Est-ce que je vais trouver du business ? Est-ce que je vais intéresser des gens ? Est-ce que je vais devoir subir des suites à l’appui du gros bouton ? Et est-ce que ceci est la bonne façon de faire cela ? Et ne vaudrait-il pas mieux faire ainsi ? Etc.
Tout peser, découper, préparer… chaque variante de chaque variante… pour finalement être incapable de bouger un orteil.
Je suis habité par la peur. Elle s’est roulée en boule dans mon ventre, je la sens peser, jusque sur ma poitrine. Je voudrais partir en courant en la laissant là, rejoindre un ailleurs. Un bord de mer familier.
J’ai besoin de mon doudou et d’un câlin.
Cette semaine a été une belle saloperie. Mais je ne peux pas me planquer. Je dois décider des choses pour pouvoir avancer. Je dois prendre en main ma vie pour la retrouver, je dois leur reprendre. Je dois distribuer une paire de baffes ici, un mawashi geri là.
Je sais que je dois le faire mais j’ai peur, et je pleure devant mon arrosoir, devant mon arrosoir machine à remonter le temps : j’ai cinq ans, je suis chez papi et mamie, je joue avec l’eau. Je vais aller chercher mon bateau.
On ira à la plage cet après-midi ?