Pères perdus

Toi qui me lis, tu as sans doute compris que je me questionne beaucoup (trop). C’est d’ailleurs le point de départ de ce blog : put the brain down, now ! Débrancher, quand c’est possible. Et puis sortir des choses de ma tête pour les poser, et les partager.

Mes réflexions m’on souvent entraîné sur le sujet non pas de mon père mais de mes pères. Je considère généralement que j’en ai deux. Le « vrai », biologique, disparu du paysage quand j’avais deux ans et pas grand chose, pour devenir un intermittent du spectacle familial (une comédie dramatique en trop d’actes), et le « vrai », putatif, celui qui jouait avec moi, qui m’engueulait quand je n’avais pas fait mes devoirs ou rangé ma chambre, qui me faisait des câlins ou des courses de vélos sur la route.
Le « vrai » a abandonné son rôle de père, pour devenir un sorte de baby-sitter occasionnel, puis un second rôle, pour ensuite commencer à prendre l’eau. Le second a drôlement bien assumé jusqu’à ce que la vie l’éloigne à son tour. Il est toujours là, mais plus loin.

C’est une prise de conscience tardive et assez récente : mes pères ont disparu. Qu’il ait démissionné ou qu’il soit trop occupé, mon père sont absents.

Ma vie de famille a été un peu rock’n roll pendant assez longtemps.
Mon premier père est sorti quand j’avais un peu plus de deux ans donc, le deuxième est arrivé quand j’en avais six et m’a élevé jusqu’à treize.
J’ai déménagé un petit paquet de fois (à dix-sept ans je déménageais pour la onzième fois). L’année de mes quatorze ans j’ai été élevé par mon beau-père puis par mes grand-parents.
Pendant tout ce temps j’ai un grand-père particulièrement attentif, et un oncle toujours présent.

Cet oncle, c’est un fil rouge, un gardien. C’est lui qui a empêché le chaos familial quand j’avais six ans, lui qui m’a initié à la photo, grâce à lui que j’ai eu mon premier ordinateur. C’est avec lui que je blaguais, lui qui me racontait les histoires de familles.
C’est lui que j’ai retrouvé, surgi d’une bande vidéo anodine il y a quelques temps.
Voilà bientôt dix ans qu’il est redevenu poussière, en 2003. Que je n’entends sa voix qu’en souvenirs. Que je ne peux plus lui parler de ma vie, de mes chagrins, de mes peurs. Dix ans que je ne peux pas lui montrer mes images. C’est à lui que je pense quand sur ma joue se pose le métal froid de mon boîtier préféré.

Ce grand-père, dont le souvenir ne s’efface pas, plus discret et si important, c’est le deuxième fil rouge. Celui qui m’a appris à réparer mon vélo, fabriquer un cerf-volant, qui m’a emmené distribuer des tracts politiques dans le quartier où je vis aujourd’hui, qui m’a initié à une réflexion politique. Disparu en 1997. Autant d’années à penser à lui, souvent. Regretter de ne pouvoir lui raconter ma vie, débattre, s’interroger sur le monde, satisfaire sa curiosité aussi vive que la mienne, lui parler de mon métier qui le fascinait. Plusieurs années à habiter sa maison maintenant. A emprunter ces escaliers, utiliser son établi, ses outils, perpétuer certains gestes.
Quinze ans sans entendre sa voix… jusqu’à cette semaine. Tu le sais, je te l’ai raconté : cet enregistrement de moi, enfant, que le hasard me fait ré-entendre. Par flemme je n’ai pas zappé pour remettre de la musique. Je l’ai pourtant entendu si souvent cet enregistrement. Pendant deux minutes et quarante secondes, j’ai poursuivi mes cogitations, n’écoutant que distraitement les chansons de cet ancien moi. Ensuite j’ai tiqué. Réécouté. Il y avait autre chose. Quelque chose que j’avais déjà espéré et même cherché, en vain. Dans ce même enregistrement, j’avais cherché. J’espérais l’entendre. Sa voix n’existe nul part. On sait qu’il est tout près. Il y a une cassette où on m’entends l’appeler, juste avant la fin de l’enregistrement. Quel cynisme. Non, reviens !.. Mais non, jamais. Alors j’en avais fait mon deuil. Mais soudain, hasard du volume un peu fort, des écouteurs de meilleure qualité, mon coeur s’arrête. J’entends, enfin, quand je ne l’attends plus depuis si longtemps. Quand je savais que nul part il n’y était. J’entends quelque chose… « dis lui de venir, dis lui de venir »… avant que ma grand-mère me demande de revenir chanter une autre chanson. Puis un « Allez ! » quand je vais m’y remettre. Quinze ans sans l’entendre. Une seconde pour me mettre à pleurer, devant la gare, en entendant cette voix, ces fragments de voix, cet unique enregistrement, si frustrant et si gai. J’enrage et je ris, et je pleure tant. Tout autour,  tous courent à  leurs trains. Et moi je me fous de ces trains. Je ne suis plus là. Je suis là-bas. Trente-sept ans en arrière. Je veux du bleu marine et je veux chanter le Rock’n Roll des Gallinacés pour lui, maintenant.

Mes pères perdus, mes peines sont orphelines. Sans mes pères perdus, je n’aspire qu’au vide. Laissez-moi seul en peine. Laissez-moi pleurer.

Je n’oublie pas de dire à mes enfants, chaque jour (ou presque), comme je les aime.
Je n’oublie pas, chaque jour, de m’émerveiller de leurs émerveillements, de rire de leurs rires, d’apaiser leurs peines. De lancer des voitures, 500 fois. D’écouter les merveilles de ce jeu. De les accompagner, les assurer, les rassurer.

Chaque jour j’essaie d’être un père.
Chaque jour je me félicite d’être là, pour eux, et je pense à mes pères perdus.

J’ai envie de prendre du bleu marine, moi

Parfois je me demande si plus on grandi, vieilli, plus on replonge dans son passé. Ou alors c’est moi.
Je ne crois pas que ce soit juste moi. Ou alors c’est juste les gens tordus, angoissés ? Non j’ai l’impression qu’on est nombreux.

Est-ce qu’on a besoin du passé pour se rassurer ? Du passé comme un doudou ?
Est-ce qu’on a besoin du passé comme d’un thermomètre ? Un indicateur ?
J’ai parfois cette impression. Cette envie de revenir à des souvenirs, des objets. Me rappeler, cette époque, cette insouciance.

Et puis, aussi, il y avait comme un echo, non une sorte de résonance. Une sensation, qu’il y avait autre chose. Que ça n’est pas une histoire de nostalgie. Qu’il y a un sens.

Je vis, je ris, je joue, je travaille, je suis un adulte. J’ai des responsabilités, des salariés, je me bagarre avec un associé, négocie avec des types sans états d’âme, j’ai deux avocats, j’ai même intenté un procès, j’ai une maison et deux barbecues : c’est dire si je suis un adulte.
Mais j’ai aussi cette impression qui n’est jamais très loin, que ce monde est trop violent. Qu’il me fait peur. Qu’il me tord le bide.
Cette impression, parfois, que je suis un enfant, tout seul, tout nu, dans la forêt, au milieu des loups.

J’ai envie de me blottir. Envie d’un câlin et de bisous magiques. Envie de me mettre sous ma couette et de ne pas aller à l’école.

Je suis parti à la recherche d’un petit garçon pour comprendre un adulte. Je suis parti à la rencontre d’un petit garçon caché dans un adulte. J’ai commencé à tirer sur un fil, dérouler une pelote. Cet enfant est-il loin ?

Ce petit garçon il était sans doute censé rester dans son époque, mais il s’est accroché, un peu passager clandestin. Il est resté à fond de cale, a tenu bon. Il a fait l’adolescence, le lycée, le bac, l’école, et puis on est devenu adultes. Enfin moi, avec lui.
Il est resté là. Il riait mais parfois il avait peur. Parfois il veut se blottir. Il a quatre ans. Il a déjà compris que la vie est une tartine de merde. Il a déjà vu sa mère pleurer il y a un ou deux ans. Il se demande où est son père. Il sent que rien n’est gagné.

Est-ce que je dois lui dire de se barrer ?

« Il ne faut pas rester là, jeune homme. Retourne voir ta maman »

Ou bien dois-je le garder ? Juste le rassurer. On pourrait faire un dessin.

      J'ai envie de prendre du bleu marine, moi - J'ai envie de prendre du bleu marine, moi.

C’est la même semaine, en fait, pour tout dire, c’est le jour exact où ces réflexions ont pris forme, que les hasards du mode aléatoire de mon lecteur mp3 m’ont fait entendre, quelques heures plus tard, cette voix d’il y a 37 ans.

Note de service

Je suis dans un vol transatlantique. On vole, tranquilles. On boit un verre, et on va peut-être pouvoir regarder un film.
Soudain, un trou d’air. On perd 1500 pieds en une poignée de secondes. Le coeur au bord des lèvres on rattache les ceintures en serrant les dents.
Immense noeud à la place du bide. Qu’est-ce que je fais là ? Je voudrais être ailleurs. Laissez-moi sortir. En même temps, il n’est pas tellement question que je sorte de là à moins de vouloir sauter dans le vide et d’entrainer avec moi les autres passagers.
Tu vois un peu le topo ? Voilà. On vole depuis septembre. Je trouve ça long.

Cinq mois. Cinq mois d’attente. Cinq mois de colère. Cinq mois d’abattement. Cinq mois de détermination. Cinq mois de doute.
Négocier, discuter, envisager, supporter, hurler, décolérer, pleurer.

J’ai été embarqué sur ce vol sans le vouloir. Marche ou crève.
Je ne sais pas où je travaillerai dans un mois ou deux. Avec qui. Je peux supposer que je ferai encore le même métier. Je serai peut-être encore là, pour un temps. Sans doute pas. Peut-être. Je ne veux pas. Je ne sais pas.

Colère et peur, espoir et enthousiasme, ascenseur émotionnel.
Qu’est-ce que je veux, vraiment, au fond ? A quel prix ? Que suis-je prêt à lâcher ?

J’ai l’impression d’être devenu adulte, à quarante balais, en cours accéléré. « Devenez adulte en trois mois » aurait vanté l’affiche du stage. Mais je suis le seul stagiaire. J’ai pris dans la tête ce que j’aurais du prévoir, ce que j’avais prévu mais pas eu le courage de gérer, ce que je ne pouvais pas imaginer. Experience is what you get when you didn’t get what you expected. Remember ? Je viens d’en prendre une double ration, on the rocks.

Je paie, encore, le prix du même manque de férocité. Le gentil gars qui ne fera pas de vagues. J’ai déjà pris cher à cause de ça. Et ça recommence. Alors maintenant, je dois batailler pour sauver ce que je peux encore sauver. Je dois savoir ce qui compte vraiment, dans le fond. Et l’assumer. Ne pas lâcher, ne pas abandonner ? A quel prix ? Suis-je prêt à tout risquer pour ne pas m’abandonner à la meute ?
J’ai les deux pieds au bord du vide. Je vais devoir faire un saut. Le saut de la foi.

On a pris les chemins de traverses, on a fait des ronds dans l’eau, établi des équations à trois inconnues. Détaillé les scenari possibles.
Comme dit le militaire, le plan de bataille est obsolète au premier coup de feu. Rien ne se passe jamais comme on l’a imaginé, même quand on a envisagé tous les possibles.
Mais un jour tu finis par avoir fait le tour. Option après option tu arrives à ce moment où il ne reste plus guère que deux solutions.
Un jour tu sais qu’il est venu, ce moment où il faut appuyer sur un bouton. Il y a un rouge et un bleu. A moins que ce ne soient des pilules, je ne sais plus. Mais tu vas devoir y aller.

Qu’est-ce qui compte vraiment ? Qu’est-ce que tu sens, vraiment. Qu’est-ce qui te meut ? L’envie de quelque chose ou la peur du reste ? Tu tends vers quelque chose ou fuis autre chose ? Est-ce que tu sais encore ?

Négocier, paniquer, respirer, sourire, espérer, hurler.

Je pratique le tir à l’arc, comme je le disais dans un billet précédent. Il y a quelque chose comme trois mois je me suis subitement mis à tirer n’importe comment. Sans comprendre ce qui avait changé, je suis passé d’un niveau très correct (pour un jeune archer) à un niveau très faible et sans constance. Semaine après semaine à raison de deux à quatre heures par semaine, j’ai tout réappris. Base après base. Se poser, respirer, sentir les choses, placer ses gestes. Être là, mais pas trop. Être présent, mais pas sur-conscient.
Tout petit à petit, les choses ont commencé à s’améliorer. Tout petit à petit. Signe minuscule après signe minuscule, comme des signaux faibles.
J’ai ragé, trouvé ça injuste, eu tendance à me dire que je n’y arriverai plus, que finalement je suis nul et que ça n’était que le reflet de ce que je suis.
Mais je n’ai pas lâché. Et puis ça s’est amélioré. Et puis me voilà revenu grosso modo au niveau d’avant. Pour un temps en tout cas.

Comme avec mon arc, les pieds au bord du vide, il me faut agir, avec calme, détermination, laisser la séquence se dérouler sans la réfléchir trop fort, en étant conscient de ce qui se passe tout de même. Chaque flèche est unique. La précédente n’existe plus, la suivante pas encore. Tu es ici et maintenant.

La flèche est en place, l’encoche calée entre les nock-sets. Le viseur calé sur le jaune, j’entame la traction sur la corde. Bientôt la corde viendra embrasser le nez et la bouche, la main se caler sous la mâchoire. Alors les doigts se relâcheront en venant caresser la joue. Vingt-cinq livres vont écraser la flèche et la propulser, elle va filer en dansant.
Alors, les jeux seront faits.