Le paradoxe du patron (2/2) : méditation autour d’une corde

Ce billet est la suite complète et termine « Le paradoxe du patron (1/2) : relier les points« .

Dans la série des petites phrases que j’ai dans un coin de la tête, et qui me servent de ligne de conduite, l’une de mes préférées est celle-ci :

« Experience is what you get when you didn’t get what you expected »

« L’expérience c’est ce que vous récoltez lorsqu’il ne s’est pas passé ce à quoi vous vous attendiez »

Randy Pausch

Ca a l’air bête à dire comme ça mais c’est d’une justesse redoutable.
Les succès sont importants : ils font du bien au moral, et aussi au portefeuille quand on est une entreprise, mais on apprend plus de ses échecs ou semi-échecs. Quand il ne se passe pas ce que j’attendais, ce qui correspond parfois à un vrai échec, pleurer m’a rarement aidé. Se poser pour comprendre, et apprendre, est ce qui permet de grandir.

Durant ces années en tant que salarié, puis patron, j’ai appris plusieurs choses essentielles.

D’abord, il faut respirer : respirer un grand coup dans un moment de stress, avant de prendre position, de répondre, s’offrir des respirations dans une semaine chargées. On ne peut pas courir en apnée.
D’ailleurs, en parlant de courir : ne jamais se précipiter. La précipitation est mère des pires âneries. « Hâtons-nous lentement », disent les militaires, paraphrasant Nicolas Boileau. Il faut agir sans tarder quand la situation le nécessite, mais pas plus vite que la musique. Dans la précipitation on néglige les fondamentaux, on fait des erreurs, qui vont complexifier la situation, accentuer le stress, qui va générer du stress, qui va…

Les fondamentaux, autre règle essentielle : quoique l’on fasse, dans une situation donnée, se demander quels sont les fondamentaux, et les vérifier. Si je construis un système technique, une argumentation commerciale, un raisonnement ou n’importe quoi d’autre, sur la base d’informations, de données, de calculs, ou de croyances, ne pas les vérifier dès le départ m’expose aux plus cruelles des « expériences ».

Le plus dur ensuite, c’est de réussir à voir plus loin que le bout de son nez… mais pas trop loin : ne pas chercher à maîtriser l’avenir et ses cinquante scenari possibles sans pour autant partir à la dérive.

Je suis en plein dedans. Dans une période de transition aux multiples issues possibles. Je ne maîtrise pas tous les éléments. Il y ceux qui relèvent de ma décision, dont certains impliquent des choix stratégiques, des aspects financiers aussi, et ceux qui relèvent des choix d’autres personnes, que je ne peux pas maîtriser. Il me faut porter mon regard vers l’avenir. Trop loin n’aurait pas de sens car le champ des possible trop vaste ne ferait que me paralyser d’angoisse. Trop proche non plus car à avancer en regardant le bout de ses pieds on fini le nez dans un mur.
Porter le regard vers l’avenir régulièrement mais ne pas s’y perdre. C’est un cap à tenir, mais pour y arriver il ne faut pas oublier aujourd’hui, demain, après-demain.
L’issue dépend souvent de multiples problématiques, entremêlées. Je dois résoudre cette problématique, de laquelle sortiront deux possibilités, qui elles-mêmes… etc.

« One game at a time » – Tyrion Lannister (Game of Thrones)

Chercher à voir trop loin peut me mener dans un mur mais aussi ne servir à rien tout simplement parcequ’à chaque étape les cartes peuvent être rebattues. La semaine que je viens de passer me l’a encore montré. Certitudes, succédant à défaitisme, espoirs, désespoir. Ce qui n’est pas sûr… n’est pas sûr… Une chose après l’autre.

J’ai découvert cette année le tir à l’arc, et y ai appris beaucoup de choses. Le tir à l’arc est un bon résumé de tout ce que je viens d’évoquer. On peut y illustrer tous les aspects de la vie de chef d’entreprise notamment, et de la vie tout court sans doute.
La première leçon est que si tu n’es pas à ce que tu fais, tu n’auras pas de bons résultats. Il faut cet équilibre entre concentration et relâchement. Être là, pas la tête en train de refaire la discussion de ce matin avec le client, sans être perdu dans les détails. Le mouvement doit être fluide et naturel, pour que tous les détails, essentiels, ne deviennent pas des obstacles. Si je me concentre trop consciemment sur la position de la main ici, de ce doigt, ou de ce pied là, je perds la fluidité, j’oublie autre chose, je me crispe ailleurs. A la fin je suis dans le rouge ou le bleu. Je vise le jaune.
Respirer est essentiel aussi. Oublie de respirer, ou respire trop vite : tu trembles, tu te crispes. Respirer, se détendre, être souple, être là, dans l’instant.
La séquence doit être déroulée, chaque geste demande précision dans l’exécution et le tempo, chacun à son tour.

C’est aussi une forme de méditation assez inattendue. Je ressors de là apaisé, l’esprit tranquille. Pendant deux heures je n’ai pensé à rien. Ca n’a pas de prix.

Enfin, la physique de l’archerie nous offre un dernier enseignement qui a pour moi beaucoup de saveur en cette période.
On l’appelle le paradoxe de l’archer. Selon les époques et les sources, ce terme désigne deux aspects voisins. Historiquement il a été utilisé pour désigner le fait que pour atteindre le centre de la cible, il faut viser un point légèrement sur le côté. Pour atteindre la cible il ne faut pas la viser, voilà le paradoxe. C’est lié aux déformations de la flèche pendant son trajet. Maintenant on désigne justement souvent par ce terme le fait que la trajectoire de la flèche n’est non seulement pas droite, mais que la flèche elle-même ne l’est pas. Elle se tortille comme un serpent dès le départ pour se stabiliser au cours de sa course. Il faut le voir pour le croire.

« Le chemin entre deux points est parfois une succession de lignes droites »

Moi-même Tseu, hier.

Je suis maintenant au milieu d’une période riche en réflexions, questionnements, angoisses et joies mêlées. A un moment de ma vie où j’arrive à réaliser que tout ce qui n’avait pas de sens en a finalement peut-être un peu, et où je suis aussi plus capable de prendre conscience de ce que j’ai appris pendant que j’avais l’impression de subir les épreuves.

J’en suis là, au milieu d’une histoire. Au milieu de ma vie probablement, mais surtout au milieu d’un moment clé de ma vie professionnelle donc, qui me permet de réaliser que j’ai construit des choses, que j’ai appris, mais qu’il faut savoir où regarder. Je vais vous abandonner comme ça, en rase campagne, sans vous raconter la suite, car je ne la connais pas. J’avais envie de partager ces réflexions de mes dernières semaines, ces fondamentaux sur lesquels je fonctionne. La suite dans quelques mois !

Le paradoxe du patron (1/2) : relier les points

Il y a quelques années, lassé par quinze ans de salariat, balloté au gré des humeurs de tel patron ou de tel autre actionnaire, découvrant le doux plaisir du harcèlement moral et mon incompétence crasse en matière de politique et filouteries, j’ai décidé de monter ma petite entreprise. Je me suis lancé sur mon cœur de métier.

Durant ces premières années j’ai commencé mon apprentissage de patron. Je dis que je l’ai commencé, et pas achevé, car je suis encore un padawan. Le métier de patron est, comme la vie, un apprentissage permanent. Il y a les bases, comptabilité, administration, logistique, et puis le quotidien, propre à chaque histoire, à chaque rencontre : les salariés (on dit « collaborateurs » maintenant ; je trouve cette langue corporatement-correcte assez ridicule), les clients, les fournisseurs.
J’ai eu la confirmation que nous sommes un pays de papier et de formulaires, de règles étranges. J’ai pu observer de plus près de nombreuses subtilités de la gestion des « ressources humaines » quoiqu’étant bien entouré et donc assez préservé des scenari catastrophe. Chaque semaine j’apprends encore quelque chose en matière d’amortissements ou de baux 3/6/9, d’annonces légales ou de produit constaté d’avance. La liste est longue. Ca n’est pas mon vrai métier, ça n’est pas ce que je vends, mais c’est un apprentissage indispensable.

J’ai fait tout ça comme beaucoup de choses de ma vie : en y allant un peu à reculons, parfois la peur au ventre. En me cachant les yeux pour ne pas trop voir ce qui me faisait peur. En me tordant le bide certaines nuits persuadé que jamais nous n’arriverions à boucler ces dossiers à temps, que jamais nous ne trouverions de nouveaux clients, sur le mode « jusqu’ici j’ai eu de la chance mais ça ne pourra pas durer« , persuadé que j’étais trop nul pour ça, que mon incapacité allait être mise en évidence, la supercherie démasquée. Je me suis reposé sur un associé menant sa propre société et par qui beaucoup de travail arrivait.

Je ne suis pas un de ces entrepreneurs au coeur en acier trempé, sortant de la tempête le sourire aux lèvres et le cheveu sec, qui savent dès le premier jour où ils vont.
Je travaille sur le moyen terme, mon instinct, mon intuition étant ce que j’ai de mieux à associer à la connaissance de mon (vrai) métier. Je dois lever le regard vers l’avenir pour ne pas me retrouver devant un mur, mais ne pas chercher à faire dans prospective et la futurologie, hautement anxiogènes. J’avance car le temps me pousse. Je sens sa main sur mon épaule, et cette voix qui me dit « il ne faut pas rester là, Monsieur ». Alors j’avance, pas question de rester le cul posé là, parfois le ventre noué. Parfois j’arrive à ne pas me questionner, à être dans l’action, faire ce que je sais faire. Être confiant. Ces jours là c’est chouette. Je n’ai jamais l’impression de suivre une trajectoire, un projet cohérent. J’avance un pas après l’autre, une peur après un plaisir, après une peur, un temps après l’autre.

Parfois, je prends le temps d’un regard en arrière, sur ma vie, mon travail des dernières années.
Et souvent je m’étonne.
Ces quinze années embrassées d’un regard donnent une impression de cohérence, où chaque étape n’a été rendue possible que par la précédente et les compétences alors acquises.

« You can’t connect the dots looking forward; you can only connect them looking backwards. So you have to trust that the dots will somehow connect in your future. You have to trust in something – your gut, destiny, life, karma, whatever. Because believing that the dots will connect down the road will give you the confidence to follow your heart even when it leads you off the well worn path; and that will make all the difference »

« Vous ne pouvez pas trouver du sens à vos actions en vous tournant vers l’avenir ; vous ne pourrez le faire qu’à postériori. Vous devez donc avoir confiance dans le fait que ce que vous faites maintenant prendra du sens d’une manière ou d’une autre à l’avenir. Vous devez avoir foi en quelque chose : vos tripes, le destin, la vie, le karma, peu importe. Parceque c’est cette foi, savoir que tout prendra du sens plus tard, qui vous permettra de suivre votre instinct quand il vous entraîne en dehors des sentiers battus. Et c’est ce qui fera toute la différence. »

Steve Jobs

J’ai plusieurs fois mesuré la justesse de cette citation, que j’aime décidément beaucoup. Pourtant je n’ai jamais voulu y croire : je constate que je peux donner du sens, « relier les points », au point qu’on pourrait se demander si ces étapes passées ne faisaient pas partie d’un scénario écrit. Pourtant, à chaque « point » j’ai tantôt été enchanté par ce merveilleux hasard qui m’offrait un nouveau poste ou une rencontre, amusé par la synchronicité, ou au contraire souffert de cet accident de parcours. A chaque fois je l’ai vécu au présent, sans recul, et reçu un peu trop souvent comme une manifestation de l’Univers à laquelle je n’aurais pas eu grand chose à voir. Avec le recul je ne regrette pas une seule expérience. La pire d’entre elles, même, a été celle qui m’a donné le coup de pied me permettant de passer un cap. Elle m’a beaucoup appris sur ma nature, sur celle des autres. Elle m’a même beaucoup appris sur mon coeur de métier.

Je ressens souvent le besoin de trouver du sens, souffre de n’en trouver pas assez dans ce que je fais, me demande de quoi demain sera fait. Mon regard toujours tourné vers l’avenir oublie le présent, ainsi que le passé et ses leçons.

(À suivre…)