J’ai envie de prendre du bleu marine, moi

Parfois je me demande si plus on grandi, vieilli, plus on replonge dans son passé. Ou alors c’est moi.
Je ne crois pas que ce soit juste moi. Ou alors c’est juste les gens tordus, angoissés ? Non j’ai l’impression qu’on est nombreux.

Est-ce qu’on a besoin du passé pour se rassurer ? Du passé comme un doudou ?
Est-ce qu’on a besoin du passé comme d’un thermomètre ? Un indicateur ?
J’ai parfois cette impression. Cette envie de revenir à des souvenirs, des objets. Me rappeler, cette époque, cette insouciance.

Et puis, aussi, il y avait comme un echo, non une sorte de résonance. Une sensation, qu’il y avait autre chose. Que ça n’est pas une histoire de nostalgie. Qu’il y a un sens.

Je vis, je ris, je joue, je travaille, je suis un adulte. J’ai des responsabilités, des salariés, je me bagarre avec un associé, négocie avec des types sans états d’âme, j’ai deux avocats, j’ai même intenté un procès, j’ai une maison et deux barbecues : c’est dire si je suis un adulte.
Mais j’ai aussi cette impression qui n’est jamais très loin, que ce monde est trop violent. Qu’il me fait peur. Qu’il me tord le bide.
Cette impression, parfois, que je suis un enfant, tout seul, tout nu, dans la forêt, au milieu des loups.

J’ai envie de me blottir. Envie d’un câlin et de bisous magiques. Envie de me mettre sous ma couette et de ne pas aller à l’école.

Je suis parti à la recherche d’un petit garçon pour comprendre un adulte. Je suis parti à la rencontre d’un petit garçon caché dans un adulte. J’ai commencé à tirer sur un fil, dérouler une pelote. Cet enfant est-il loin ?

Ce petit garçon il était sans doute censé rester dans son époque, mais il s’est accroché, un peu passager clandestin. Il est resté à fond de cale, a tenu bon. Il a fait l’adolescence, le lycée, le bac, l’école, et puis on est devenu adultes. Enfin moi, avec lui.
Il est resté là. Il riait mais parfois il avait peur. Parfois il veut se blottir. Il a quatre ans. Il a déjà compris que la vie est une tartine de merde. Il a déjà vu sa mère pleurer il y a un ou deux ans. Il se demande où est son père. Il sent que rien n’est gagné.

Est-ce que je dois lui dire de se barrer ?

« Il ne faut pas rester là, jeune homme. Retourne voir ta maman »

Ou bien dois-je le garder ? Juste le rassurer. On pourrait faire un dessin.

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C’est la même semaine, en fait, pour tout dire, c’est le jour exact où ces réflexions ont pris forme, que les hasards du mode aléatoire de mon lecteur mp3 m’ont fait entendre, quelques heures plus tard, cette voix d’il y a 37 ans.

Drogué

Tu te nommes Keith, Tomás, Sebastião, James, Pierre, et tant d’autres.
Je t’écris une lettre, que tu liras peut-être.
Toi qui sait me faire vibrer, je t’écris ces mots.

Tu es ma drogue, ma came. Tes mots, tes images ou tes sons m’emportent.

Quand j’écoute ce concert, lis ce texte, me plonge dans ces photos, mon âme est un cerf-volant que ton art fait voler.
Je m’absente du monde, tu m’enlèves, nous partons.
Dans un courant ascendant, emportés par un riff, une rafale de notes, ou le blast d’un visage éternisé dans les grains d’argent.

Ce ne sont pas des mots, ce n’est pas une musique, ce n’est pas une photo. C’est une bombe émotionnelle. Elle vient d’exploser.
Pendant quelques secondes, quelques minutes, dans une forme de near life experience, je suis sensations, je viens de prendre un shoot d’émotions.

Je m’échappe de mon corps, de ce poids, de ces contingences, de ces cris.
Ces émotions sont ma pleine conscience.
Je ressens, les mots sont inutiles. Je vibre, les paroles n’ont plus leur place.
La vie semble alors avoir un sens nouveau.

C’est un shoot, et bientôt j’en voudrai encore.
C’est un shoot et tu es ma drogue.

Observatoire des marchés

Le monde se joue dans les marchés, tu sais. Tout le monde le sait.

Il en va souvent des évidences comme du reste : il te faut ouvrir les yeux. Être sur la bonne fréquence, le bon tempo. Sinon, tu as beau savoir, tu passes à côté.

Ce matin était un matin comme ça. Un blues collant aux basques, l’esprit englué dedans, je surnageais entre les deux eaux d’une fatigue trop grande et d’un moral trop bas.

Aux prises avec les courbes de mon humeur, j’ai fait confiance au marché pour me procurer de quoi manger.

Aujourd’hui c’est comme si l’on avait déréglé mon récepteur. Non… en réalité c’est comme quand tu écrivais des messages d’agent secret à l’encre sympathique.

Tu te rappelles, tu les lisais en utilisant les lunettes secrètes ? Voilà. Ce matin j’avais ces lunettes.

On dit que tout se joue dans les marchés.

Aujourd’hui, le marché était baissier. Je ne suis pas spécialiste mais la tendance était claire : les opérateurs n’avaient pas le moral.

Les visages semblaient porter un poids. Parcourant les allées, allant d’un trader à un autre, une peine semblait s’être emparée de tous.

Cette femme, à quelques mètres, paraît perdue. Les amarres comme arrachées par une tempête, les yeux à la dérive sur une mer maintenant plus calme.

Son regard flotte sans but. Tu la regardes. Elle te répond en silence, presque étonnée : oui, je suis vivante.

C’est l’impression d’avoir retrouvé une âme dans une armée de zombies.

Cet homme qui attend son tour est éteint. En pilote automatique, mode sans échec, Est-il encore habité ? Non, Je crois qu’il n’y a plus personne.

Le marché est aux mains des zombies. La vie a été aspirée. Un poids immense écrase ces regards. Tous semblent se mouvoir avec un poids identique sur les épaules.

Je suis le Prof. Robert Neville au milieu des zombies. Mais je n’ai pas trouvé le remède.