Comme une famille

Ca fait quelques temps que j’ai ce sentiment diffus et amusé d’avoir en ligne une sorte de bout de vie à part.

Sur Twitter, ma timeline rassemble un petit nombre de comptes qui comptent, que je prends plaisir à lire.
C’est ainsi que je prends le café dans la cuisine de @mwyler qui en est déjà à son trentième kilo de tomates rôties, et prévoit les spätzle du soir (les confitures sont terminés et les cookies au four).
@missbalagan met en ligne son daily, un peu plus tard. C’est aussi l’heure ou @frayermonblog nous salue. @venise3 et @solangebellet se joignent aux salutations.
Un peu plus tard @sandlablonde en vrac part au turbin (avec la robe rouge ou la noire ??), @gentilchanoir nous emmènera dans son RER, @jay_wyler dans un projet web.
Pendant la journée, @lapeste distribuera quelque coups de pelles contre Elle ou un sexologue, à moins que @mwyler nous plonge dans un LT historique glaçant.

Chaque jour, ces gazouillis familiers forment une communauté qui n’existe que pour moi. Dans ton salon à toi, dans ton smartphone ou dans ordi, il y a certaines de ces voix, et d’autres voix, ta TL est différente.
Avec Twitter, on a peut-être partagé le coup de foudre de @sandlablonde pour l’Amarone, entendu @flonot nous mettre en garde contre les attentats culinaires contre l’Italie (où la « pâte à la carbo » devient une arme de destruction culinaire massive et la béchamel une hérésie).

Dans leur immense majorité, je n’ai pas rencontré ces voix si familières. Je ne rencontrerai probablement qu’une infime partie d’entre elles. Pourtant je prends le train avec @gentilchanoir @missbalagan ou @agnesleglise. Je suis la #teamNeuroDroitiers avec @catnatt @mauvais_pere ; je picole en rêve avec @sandlablonde quand je ne ris pas de ses tweets ou de ceux de @lillibotte ; je fais des projets d’apéro avec @solangebellet @venise3 et @frayermonblog ; @ohoceane tantôt poète, tantôt révoltée nous LT des ouvrages de philo en rêvant de le faire avec la physique ; je perds pied avec @solangeTeParle ; et puis je bave avec la cuisine de @mwyler et @pascaleweeks
Alors je rentre avec la #teamBienRentres, et avant de me coucher je prends une tisane avec @metacapuche

Quand je me mets devant ce tout petit écran, mon salon devient beaucoup plus grand, et résonne soudain de cinquante voix si distantes et si proches.

Quand est-ce qu’on fait un #twittApero ?

Le bouton du milieu

– Tu veux bien aller chercher deux fauteuils à la cave ? Et les coussins bleus !

Quand j’ouvre la porte de l’escalier de la cave, mes doigts trouvent seuls le bouton. La lumière de l’escalier s’allume avec le bouton du milieu. C’est inscrit. Gravé. Dans le marbre de ma mémoire.
Je le sais depuis trente-quarante ans. Combien de fois ai-je ouvert cette porte ? Combien de fois ai-je entendu le bruit de cette porte sur cet escalier, vu ces marches de béton ?
Pendant plusieurs décennies j’ai emprunté ces marches, un nombre incalculable de fois.

Je regarde ce bouton. C’est sans doute le même depuis toujours. Ce bouton-du-milieu-qui-allume-la-lumière-de-la-cave me fixe. Je le fixe. Toute cette maison tient dans ce bouton.
Cette maison qui contient elle-même toute mon histoire, toute une famille, des tourments, des vagues, des bonheurs, des malheurs, un naufrage lent.
Cette maison dont la seule évocation me ramène à cette famille que je voudrais nier. Ce coin de vortex à la normalité de carton pâte.
Quarante ans à fréquenter ce décor, tenu à bout de bras par mes grands-parents, régisseurs et premiers rôles, ouvreurs et accessoiristes, dans une représentation sans entractes.

Une véritable Maison Phoenix comme théâtre d’une famille qui se mue en cendres. J’avoue que l’image m’arrache un sourire.

Je vais chercher ces fauteuils. Ces fauteuils en plastique blanc. Mobilier de jardin un peu moins éternel que la maison, mais à peine.
Il fait beau, on va pouvoir manger dehors.

Cette cave… ces coulisses… tout est là. Les coussins bleus, vingt ans d’âge. Trente ? Dans l’armoire, les jouets ne me remarquent même plus. Ils ont servi trois générations, presque quatre.
Le Big Jim de mon oncle et mon père, à côté de mes Playmobils. Un stéréoscope sans âge. Un vélo que même mon grand-père devait trouver vieux.
L’accessoiriste a un peu tout mélangé, mais à voir ce fatras, je retrouve la chronologie des actes.

Je remonte les deux fauteuils. Il fait beau, on va pouvoir manger dehors. Les nuées de sauterelles, et les vingt plaies d’ailleurs n’y peuvent rien : on va manger dehors.
La table est sur la terrasse. Une nappe, façon toile cirée, la couvre en partie. Un morceau manque. La nappe sent le vieux plastique. Cette odeur me rappelle la tente que j’utilisais gamin pour camper dans le jardin de la maison de vacances.

On dirait qu’ici le temps s’est arrêté. Tout sent le temps. La terrasse. Les graviers dans l’allée. J’ai encore dix ans. Mon oncle n’a pas divorcé. Mon père n’est pas malade. Mon oncle n’est pas mort. Mon grand-père n’est pas mort. On mange sur la même table, sous le même soleil, sous le même store, sous le même poirier, dans les mêmes assiettes, avec les mêmes couverts sur les mêmes fauteuils.
J’ai quarante ans. Mon oncle a divorcé. Mon oncle est mort. Mon grand-père est mort. Mon père a une maladie dont on ne guérit pas. Sa femme est morte.

Mais il fait beau. On va pouvoir manger dehors.

Dans le salon, les portraits de mon oncle, sourire aux lèvres, bras croisés, te regardent. C’est comme dans les vieilles télés : même quand tu te mets un peu sur le côté, tu as l’impression qu’il te regarde. Je ne sais pas à quoi il pense. De toutes façon je lui en veux. Je lui ai dit de ne pas mourir. Il ne m’a pas écouté. A peine quelques heures après.
Mais quand même je me demande si il ne voudrait pas être au moins tourné vers le jardin. Il ne voit que la cheminée. Dans le jardin il verrait la tombe de Milou. Un Milou comme celui de la bande dessinée, mais en con. Il est mort lui aussi. Il y a trente ans. Au moins. Depuis, une vasque au milieu de la pelouse marque l’emplacement où on l’a enterré. Je me demande si quelqu’un d’autre s’en souvient. Bientôt je serai le dernier.
Dans le bureau, mon arrière-grand oncle veille. Lui c’était un carton en voiture avec sa gamine. Tiens ça va faire soixante ans. J’ai grandi en jouant sous ce portrait de R. et E. Le père et la fille. Fantômes inconnus d’une famille de carton. Il y a aussi De Gaulle pas loin. Maintenant C., mon oncle, veille dans la pièce à côté. Il faudrait que je propose à mamie de les rapprocher.

Il fallait bien que je vienne aujourd’hui. J’ai gagné plusieurs semaines depuis mon anniversaire, mais pour un compte rond difficile d’échapper à la réunion de famille.
La réunion de famille c’est mamie, papa, et moi. Ma sœur est venue.
Papa ? Même ça c’est un peu du chiqué. Je joue mes lignes. Mais c’est un peu gros.
Je crois qu’il m’aime. Est-ce que je l’aime ? Est-ce un père, lui qui n’a guère existé dans ma vie ?

Je m’arrête sur un pêle-mêle insensé. Soixante ans résumés en quarante images, guère plus. Toute la pièce est résumée là. Les mariages d’un temps ancien. Mes parents bientôt jeunes mariés. Les photos de famille, poses figées dans le jardin ou sur le canapé du salon. Je trouve que je vieillis bien. Ou que j’ai bien fait de ne pas rester jeune. Mes grands-parents, posant à table dans des restaurants, chez des amis.
Je retrouve ces visages disparus. Divorce. Cancer. Divorce. Divorce. Divorce. Pas une photo avec mon père. Celles-là n’existent probablement pas. Il y en a au moins avec ses autres enfants.
Toutes ces images comme un super storytelling. Sourires figés pour l’éternité.
Au milieu, une image est différente. Je suis sur les épaule de mon oncle. On est radieux. Je suis gamin. Je ne sais rien. C’est peut-être la seule vraie photo. Je l’aime cette photo. Je l’aime celui-là, qui m’a abandonné. Je croyais que j’avais fini par le laisser partir, mais les larmes me démentent dans un communiqué laconique.

Allez, il fait beau, on mange dehors. Le champagne tiède est servi. On va trinquer à mon anniversaire. A la fête des pères, dont le pluriel me fait rire.

Je l’aime bien cette nappe qui sent le camping. Au camping tu sais que, tôt ou tard, tu vas rentrer chez toi.

Naufrage

J’ai le sentiment d’assister à un naufrage. C’est un naufrage qui a commencé il y a bien longtemps. Par des voies d’eau successives, la coque a perdu son étanchéité, le bateau a commencé à giter.

Je suis un adulte maintenant, et je dois affronter la vie des adultes. Je dois regarder les choses en face et ne pas fuir mes responsabilités. Je ne suis plus un enfant donc. Je suis un adulte.

C’est ce qui me fait sortir de chez moi ce matin. Ce qui me fait prendre ce train.
C’est ce qui me fait marcher dans cette immense avenue bordée de maisons immenses et riches, d’arbres et de jardins bourgeois, dans une ville qui n’est pas la mienne.

Je voudrais être ailleurs. Je donnerais presque tout pour être ailleurs. Presque. Mais la subtilité qui m’a conduit là est dans ce « presque ». C’est bien parceque je ne peux pas « tout » donner pour ne pas être là, et que je dois donc affronter l’avenir.
Je dois me rendre à ce rendez-vous que j’ai sollicité.

Je suis sur la voie d’un train lancé à grande vitesse. Je l’ai regardé arriver, assis sur la voie, j’ai attendu. Maintenant il faut agir.
Alors je dois venir ici, franchir les grilles de ce château. 

J’ai l’impression d’être dans un autre temps, un autre univers. Ce bâtiment est hors du temps, hors de la ville. J’ai l’impression de vivre la première scène d’un film. L’un des personnages emprunte cette allée de graviers. Le générique d’introduction s’affiche en bas de l’écran. On suit le personnage, de dos, au steady-cam. Le gravier crisse.
C’est un film français. Dans Télérama ils diraient « drame psychologique ». 

La femme avec qui j’ai rendez-vous me reçoit. Elle est douce, aimable. Nous parlons longuement. Je lui raconte un peu ma vie, je lui parle de lui, de ce qui me conduit à être là aujourd’hui malgré tout. 
Je ressors avec peu de réponses, justes quelques pistes en plus, ce qui est malgré tout appréciable, mais aussi beaucoup de craintes.

En sortant de ce rendez-vous, je retrouve mon frère, qui est aussi venu le voir.
Tous les deux nous essayons de trouver notre chemin, trouver sa chambre. 
Au travers des couloirs et des services dans lesquels nous progressons, je me dis que je n’aime décidément pas ces endroits, ces odeurs, ces histoires.

Nous le trouvons dans sa chambre et il est à la fois surpris et ravi de nous voir. Nous n’avons pas prévenu, alors la surprise est bonne.
Il est souriant, ravi de nous présenter à son interlocuteur du moment, un gaillard en fauteuil roulant, ou aux infirmières.
Et comme il est l’heure de déjeuner nous l’accompagnons à table.

Le temps de ces quelques minutes que nous passons à l’aider tant bien que mal à s’installer à table, à servir son repas, nous échangeons quelques plaisanteries sur son plateau repas, sur les tomates cerise qui viennent, elles, du jardin de mamie. Nous sommes détendus.

Je ne sais plus exactement avec quoi ça a commencé. Je me souviens que c’est arrivé très vite. Au détour d’une phrase, une alarme intérieure s’est déclenchée. Ma vigie, du plus haut du plus haut de sa tour de surveillance, m’a hurlé son message, prévenu qu’on avait dérapé.
Je savais que ça pouvait arriver. Mamie m’en avait parlé. En même temps je me réfugiais derrière cette quasi certitude : on a compris, c’est ce médicament qui peut avoir des effets secondaires à long terme alors voilà on a compris, ça va aller.

Mais tout ça ne veut plus rien dire.

Il a glissé, l’espace d’un battement de cil, l’espace d’un hoquet du temps. Il est en train de nous parler de ces piqûres. Il nous explique qu’on lui tire des fléchettes en métal, de toutes petites fléchettes en métal, avec une sarbacane. Des fléchettes en cuivre ou en argent, va savoir. Tout a commencé il y a un mois ou deux.

Je suis soufflé, je ne dis pas un mot. Je ne sais pas quoi dire, et en même temps je ne suis pas vraiment surpris.

Mon frère ne semble pas comprendre ce qui se joue. Il questionne gentiment, fait part de son doute, lui dit qu’il doit se tromper. Qui pourrait lui en vouloir ? Il réagit avec lui au premier degré. Si je lui disais que j’avais senti un tremblement de terre il me dirait sans doute la même chose : « oh non tu sais, je crois que ce n’était pas ça, tu dois faire erreur ».

Mon père se met un peu en colère. Il comprend notre étonnement initial mais pas qu’on ait du mal à le croire : c’est blessant de ne pas être cru par ses plus proches. Quand mon frère se lève pour aller chercher de l’eau, il me dit de lui que c’est un « détracteur ».

Depuis plusieurs semaines il a repéré le manège. Repéré des silhouettes le soir dans les couloirs. Parfois dans sa chambre. Ils mettent en place des stratagèmes.

Il ne parle pas trop fort, car il y a des oreilles qui ne doivent pas entendre. Pour certains tout ça n’est qu’une question de dosages de médicaments, il ne serait victime que d’effets secondaires et rien de ce qu’il voit dans ces moments ne serait vraiment vrai. Mais lui, il sait bien que ce n’est pas aussi simple. Que sa maladie, que ses médicaments peuvent avoir des effets comme ça oui, d’accord ; mais là non, on n’y est pas. Ca n’est pas ça.

Ici on lui joue un tour. Un piège se referme sur lui.

Parfois ils lui mettent des pièges dans sa chambre, des mises en scènes pour le tromper. Il a bien compris qu’il ne s’agit pas d’hallucinations. Il nous rassure, il fait bien la différence et ce n’est pas son esprit qui prendre ces mises à en scène pour des réalités.
Il sait bien que ce sont des montages, des trucages de cinéma. Parfois très bien réalisés d’ailleurs, parfois moins. 

Alors non, ce ne sont pas des fantasmagories, ce ne sont pas des inventions de son esprit. C’est du cinéma.

L’enquête est en cours, mais il est menacé. Dimanche soir, ou peut-être samedi, il a suivi une de ces silhouettes. Sur la télé allumée dans une salle commune, il a vu le film le plus horrible qu’il ait jamais vu. A l’écran, c’est lui qu’il voit. Il est victime d’un vol de son identité, d’un trucage digne d’Avatar, on l’a mis en scène dans un film reprenant le pire des films pornos et des films d’horreur réunis. L’enquête est en cours et moi qui comprend bien ces choses là il faudra que je lui indique des sites qui expliquent bien les trucages comme ceux d’Avatar.

Il ne sait pas à quoi ça rime, pourquoi on veut lui faire ça. Il évoque des scenari dignes de films noirs, des complots pour pousser un homme un ou une femme dans la folie, pour les faire chuter.

Pendant près de deux heures il progresse dans son récit, par petites touches, par de très nombreux détours, des digressions plus ou moins en rapport. 
Il perd le fil, le reprend, nous perd, nous retrouve.

Pendant deux heures je suis stupéfait, et presque froid. Je sais que je dois tenir. Ne pas craquer. Pas devant lui, pas devant mon frère. Et puis je cogite, j’analyse, à toute vitesse. Je croise, recroise, mets en perspective, devance parfois intérieurement ses révélations.

Je regarde mon frère qui du haut de ses seize ans tout mouillé assiste à une nouvelle étape de ce naufrage, ce naufrage auquel il assiste depuis presque toute sa vie.
Aujourd’hui, alors qu’il n’a encore sans doute pas fait le deuil de sa mère, morte il y a quelques mois, dont la longue maladie aura aussi rythmé une partie de sa jeune vie, il écoute incrédule notre père parler de ces gens qui lui font des croche-pattes dans les escaliers ou lui envoient des fléchettes de sarbacane sur les bras. Je contemple sa vie à lui, sa famille qui a sombré.

J’ai le sentiment de voir un navire s’enfoncer dans l’océan. Ce navire c’est cette famille qui n’en fini pas de se disloquer.

Je quitte cet hôpital abasourdi, anesthésié, guidé par mes pas. Je retourne vers le monde, je rentre chez moi avec une seule envie : ne plus penser. Jamais.