Braconnage

Parfois, on peut observer une situation, penser à un événement, et se rendre compte à quel point il a été décisif pour toute une série d’autres, ou à l’inverse comment il n’a été possible que parce que, de loin en loin, il s’est passé tel autre événement, 17 ans plus tôt.

Si je n’avais pas été inscrit à un stage de voile en 1983, je n’aurais pas rencontré mon plus vieux copain. Je n’aurais pas connu cette amie dont il a fait la connaissance un peu plus tard. Je n’aurai pas connu ma femme. Je n’aurais pas ces enfants. Je n’aurais pas connu 99% de mes meilleurs amis. Je ne vous écrirais peut-être pas ces mots.

Au début des années 80 mon oncle m’a offert un appareil photo. Un reflex, russe. Un Zenit, avec une optique tout aussi russe dont il m’avait dit que les lentilles avaient été polies à la main (je l’ai cru, je ne sais toujours pas si c’était du lard ou du cochon). Un gros reflex, métalique, froid.
Avec lui, un stock de films ramenés d’Allemagne de l’est, et une cellule à main fascinante (mon boîtier n’ayant pas de cellule intégrée, à moins qu’elle n’ait été cassée), j’ai appris les bases de la photo.
Ensuite, j’ai appris également les rudiments du tirage dans le labo installé chez mes grand-parents.

Vers 15-16 ans, ma mère s’est acheté un boîtier un peu plus moderne, que j’ai commencé à lui emprunter de plus en plus souvent.

C’est là que j’ai découvert réellement ce plaisir si particulier. Faire une image. Sentir, chasser, déclencher.

Je dépensais mon argent de poche au labo du coin. Découvrais les planches contact, fébrile comme pour un un résultat d’examen.

D’abord le plaisir du jeu. Tu bricoles, tu joues. Tu expérimentes. Tu fais des erreurs, essaies de les comprendre, de t’en resservir. Et puis une image différente fini par arriver. D’un jeu, reproduire des visages, enregistrer des souvenirs, un plaisir surgit.

Le plaisir indescriptible de sortir une bonne image. Pas une jolie image. Une bonne image. Une image qui te remue : elle t’émeut, te fait rire, pleurer. É-MO-TION.

Depuis près de 25 ans, la photo fait partie de moi. Comme dans les mariages américains : pour le meilleur et pour le pire. Une passion indissociable de moi, qui est mon meilleur antidépresseur et le pire révélateur de mon sentiment d’imposture permanent.

Ce qui ne s’est jamais démenti cependant, c’est le plaisir si particulier que représente la prise de vue.

Je ne fais pas de portraits, pas posés en tout cas, quasiment pas de paysages. Peu d’illustration.

Je veux des instants, des gens si possible, ou leurs traces. De l’émotion. Une image doit me raconter quelque chose. Vous raconter quelque chose. Procurer une émotion. N’importe laquelle. Un caresse, un souffle dans le cou, un coup de pied dans le bide. Peu importe. Je ne fais pas de papier peint. Pas de jolies images. Je veux te toucher. Que cette image nous fasse vibrer, nous sentir vivant.

Mes images ne se préméditent pas, elles se chassent.

Il faut être au bon endroit, au bon moment, ouvrir l’oeil (et le bon, entends-je au fond).
J’ai besoin d’être « dedans ». De sentir. D’être dans le tempo. Cet endroit, ce moment, ce temps, a un rythme, une vibration.

Pour se glisser dedans, il faut être dans la même vibration. Je le sens, avec l’habitude.
Il m’arrive de partir, et de sentir que je rentrerai sans doute bredouille, tel le pêcheur rêveur qui sait que ce vent du nord, ce clapot trop fort, va l’empêcher de pêcher. C’est physique. Je sens le contre-temps. J’essaie de revenir. De nager contre le courant. Puis je fatigue, et abandonne.

Il y a ces jours, où je sens que je suis dans le tempo. Dans la danse. Je ne marche pas sur les pieds de ma cavalière. Elle virevolte, sourit. C’est une sorte d’alignement des planètes. L’univers bienveillant m’ouvre ses portes.

Je sens cette vibration, je sens que c’est possible. Ce n’est qu’un début. Mais c’est quelque chose. Je me déplace, hume, observe. Quelque chose ici m’attire. Un détail, une ombre, un bruit. Instinct.
Le boîtier. Lourd, calé dans la main, suspendu à l’épaule ou tenu par l’objectif, il est comme le fusil du chasseur, l’épuisette du pêcheur de crevettes. A la fois, une intention, une humeur, un message. C’est mon médaillon de Râ qui indique la direction.

Le boîtier a un poids, il aussi a une odeur, une matière. Il est tiède, ou froid. Rien n’égale mon FM2, au viseur si lumineux et lisible, au poids parfait, au métal froid contre la joue.

Say what your soul sings to you

Caler son oeil dans l’objectif c’est mettre un pied dans une dimension parallèle. Ouvre ton oeil, ouvre ton coeur.

Sentir le tempo, les sensations. Le doigt se promène d’une molette à une autre. Je teste un cadre. Le temps ne s’écoule plus à la même vitesse. Je sens, pressens, l’image arrive. Je vois les éléments se mettre en place. Comme sur un plan de bataille indiquant les mouvements des divisions engagées, je lis ce qui va se passer, les trajectoires des acteurs qui vivent sur ma scène. Il ne me reste qu’à rejoindre ma position, placer mon cadre, qui va donner vie à cette image.

C’est là. A ce moment. Cet instant à cet endroit. Dans cette tranche d’espace-temps. Tout arrive. La vibration est différente. Une amplitude, une fréquence. Quelque chose. Le doigt presse le déclencheur. L’image devient physique. Le déclencheur est enfoncé. Le miroir se lève, se rabaisse. Le bruit. Ce bruit contient tout. Il me parle. Il me procure une sensation indescriptible. Je viens de saisir cet instant et lui conférer l’éternité, ou presque.

Déclencher ? En anglais c’est « to shoot ».

C’est bien un shoot. Un frisson. C’est physique. Je n’ai pas besoin de claquer une portière de grosse berline pour kiffer. Laissez moi déclencher. C’est ma drogue. Tu ne peux pas comprendre si tu ne l’a pas essayée.
Cette sensation que la photo était au rendez-vous, que dans l’épuisette il y a la crevette. Cette sensation je la retrouver en remontant l’épuisette, quand je découvre la photo qui frétille. Je la vois, oui elle est bien là. L’émotion de cet instant est cette drogue, ce kiff, que l’on veut ensuite retrouver

Un grand monsieur de la photo, pour qui j’ai une affection particulière, a magnifiquement résumé ça dans une interview :

« Un photographe qui est intelligent il est foutu, il ne fait plus de bonnes photos. Il faut être une bête, il faut être un braconnier, il faut avoir cette espèce d’instinct de pickpocket vous voyez… et puis aussi ce truc qui fait que l’on aime brusquement le moment que l’on vit… »

Robert Doisneau

Voilà, tu sais un peu mieux maintenant. Faire des photos, pour certains photographes, ce n’est pas juste faire des images. C’est bien plus que ça.

Ligne claire

Le paysage défile.

Cette lumière semble ne pas exister ailleurs qu’ici. Comme une qualité de lumière à part. Une intensité. Une vibration. En fait je ne sais pas. Mais c’est différent.

Le soleil bas d’une année encore jeune caresse la campagne déjà verte, d’un vert gras. Le monde s’est réveillé.

Le paysage défile et me happe. Il a cette saveur qui m’enivre. Rien. Pas de tours, pas d’immeubles pas de routes, de maisons. Des champs, quelques arbres, de la lumière. Des vignes, des champs. De la lumière.

Le regard est libre.

Il n’est pas contraint de rebondir sans cesse sur les constructions de l’homme, sur le béton des villes.

Il n’est pas contraint de réagir à un million de détails.

Les lignes sont simples, les formes aussi. En bande dessinée, le dessinateur de ce paysage se revendiquerait de la ligne claire.

Le paysage défile et m’emporte avec lui. Et il emporte les tumultes, les questions, les préoccupations du monde des vivants.

Ce paysage se suffit à lui-même.

Sa douceur, sa quiétude, cette lumière, font oublier la vie urbaine, et plongent dans le temps de l’insouciance.

Je voudrais être là pour toujours.

En marchant sur la plage, je pense à Sylvain Tesson dans sa cabane, l’Atlantique est mon Baïkal. Cet horizon aux lignes claires absorbe le temps et les questions.

Je voudrais être ici pour toujours.

Ici n’est pas le lieux des pourquoi, des comment. Ici se suffit. Maintenant se suffit. Être ici, maintenant.

C’est ton vrai personnage

Quand je m’assieds à une place libre, dans ce train matinal, pour une nouvelle journée de travail, elles sont déjà installées, en grande conversation.

En réalité l’une fait la conversation et l’autre acquiesce régulièrement, pour l’essentiel.

« Je te verrais bien avec ce type de vêtements »

(…)
« tu devrais essayer ça »
(…)
« des choses plus barrées »
(…)
« comme quand tu as fait ton show à la soirée »
(…)
« c’est ton vrai personnage »
(…)
(…)

C’est ton vrai personnage. C’est ton vrai personnage.

Jusqu’à cet instant j’écoutais sans écouter, essayant plus de me concentrer sur ma lecture du jour, à mille lieues de ces questionnements vestimento-comportementaux.

Mais cette dernière réplique est venue me chercher, d’attraper par la main.

Dans le fond je crois qu’elle disait juste « c’est ce que tu es », mais j’ai entendu « tu es plein de personnages, de masques, que tu portes selon les circonstances, au gré des humeurs ou des interlocuteurs, des heures ou des peurs, et l’un d’eux est… le vrai » Le vrai ?

Et si elle avait raison ? Si nous n’étions jamais qu’en représentation ? A composer sans cesse notre personnage, nos personnages, nos facettes multiples, renvoyant une lumière travaillée, l’echo des attentes de nos compagnons ou collègues, amants ou ennemis ?

Et dans cette galerie de portraits, ce freak show personnel, qu’est-ce qui est vrai ? Y’a-t-il vraiment un personnage de référence, plutôt plus vrai que les autres, sorte de refuge de l’âme, balise dans la nuit, méridien de greenwich du moi ?

Le sais-je moi-même ? Ne suis-je pas finalement aussi en auto-représentation ? Mon premier spectateur, en même temps que le metteur en scène ?

Cette femme me fait me sentir Neo découvrant la Matrice. Où est le vrai ? Y’a-t-il du vrai ? Le vrai ne serait-il pas la somme des faux ? Ensemble, les faux seraient vrais. Je suis ces personnes, ces humeurs, façonnés par ces personnes et ces humeurs, ces jours et ces lieux.

Je suis le désert aux visages façonnés par le vent, aux dunes changeantes.

J’ai rédigé ce billet il y a quelques semaines. Depuis, le hasard de mes lectures (serendipity, you own my life) m’a fait découvrir les notions de self / faux self