Automnes

Ca fait maintenant quelques années, mais je ne sais pas bien le dater.
J’aurais envie de dire que je n’ai jamais aimé l’automne.
L’automne qui démarre me glace à un point tel que je ne peux croire avoir jamais pu le supporter, ne serait-ce qu’une partie de ma vie, enfant par exemple.

En réalité je crois que c’est plus récent, que ça n’a pas toujours été comme ça.

L’hiver, le vrai, rude et sec, est différent. Le froid sec me transporte, m’élève dans les sommets enneigés, sous des ciels limpides.

Le froid sec m’évoque l’infini d’un paysage éternel, loin du tumulte des hommes, où la nature compte en siècles et non en heures. Le soleil d’hiver a un goût d’infini.

Mais l’automne est la nuit qui fond sur l’humanité. Ses ailes m’enveloppent, se referment sur moi pour m’emporter dans leurs ténèbres.

Avec l’hiver humide, gris, froid, je suis enfant, je suis nu, je suis seul.

Des gouttelettes de l’automne ruisselle une sensation de terreur : le monde est hostile, il emportera tout.

C’est la saison qui réveille les peurs, les angoisses, qui emporte les fragiles moments de quiétude de l’été.

C’est la saison pendant laquelle je voudrais me blottir sous une couette et ne plus regarder dehors.

Je parcours les rues, ces rues de petites maisons et de petits jardins qui laissent au regard un peu d’espace.

Les arbres qui se découpent sur le gris du temps, se transforment. Dans cette saison froide et humide, chacun devient la Méduse, Gorgo, ses branches des serpents, et je vais être pétrifié par leur regard.

C’est une sorte de lampe magique, il me suffit de regarder ces branches tristes pour être glacé, transporté : je suis sur une route de campagne, je suis dans la forêt, je suis… seul, il fait froid. Je suis mendiant au moyen âge, errant sur les chemins d’un royaume en déroute, à la merci des loups et des hommes.

Je suis seul et personne ne peut m’aider. Je voudrais me réfugier auprès des miens, me protéger et me réchauffer, mais je suis seul, personne ne peut m’aider ou m’écouter.

L’automne et l’hiver ont le pouvoir de me ramener à cette condition, en un souffle de vent : seul, seul au monde.

Je marche, chaque minute, chaque heure, chaque jour me rapprochent du printemps, qui pourra seul renvoyer les loups et les esprits dans la Maison de la route du Bois, et me libérer.

Les gens ont l’air qu’on leur donne

Elle entre dans le train, et le monde lui appartient.

Elle a l’air d’une reine, cette femme peut tout, elle est belle. Elle est désirée.
Elle est juste très jeune mais elle me fascine.

Puis passe une seconde assassine, et mon regarde s’éclairci.
Est-elle une reine ?

Non. C’est une gamine. Elle a vingt ans et elle n’a d’assurance que ses forces rassemblées derrière la peur d’être là.

Je réalise qu’elle n’a que l’air que je lui donnais.

Dans mon humeur maussade et matinale, je plaçais les « autres » dans des vies meilleures, plus faciles, plus agréables.

J’ai pris cette assurance en carton pâte pour argent comptant et me suis laissé berner.

Je réalise qu’elle n’a que l’air que je lui donnais, qu’ils ont tous l’air que je veux bien leur donner. Ou bien l’air qu’ils me donnent et que je veux bien prendre. C’est un jeu de miroirs. De dupes. Vais-je refléter l’image du masque que tu as décidé de porter ? Au bonneteau des âmes, où est la noire ?

Bal des masques.

C’est plus compliqué : tu portes un masques, je porte un masque, je te mets un masque, et toi à moi.

Ce visage que je porte sous mon masque reçoit l’image de ton masque, filtrée par le mien.

Je perçois ton humeur dans la mienne, je construis ton personnage comme le mien. Cette construction est parfois fidèle à l’esprit (le tiens), parfois au mien.

Ici encore, le vrai et le faux sont complices d’une supercherie, le vrai et le faux ne sont guère que deux faces de la Matrice. Je suis Neo ne sachant plus où est la rouge, où est la bleue.

Une machine à remonter le temps

Cette ville est une machine à remonter le temps.
Bien sûr il faut venir au bon moment. Il y a une saison.

Tout au long de l’année il y a nombreuses périodes de tumulte, de bruit, de fête.

Et il y a ces périodes où la ville est endormie. Et celle où elle semble sur le point de se réveiller.

Cette ville est une machine à remonter le temps…

Je marche dans ces rues endormies, comme hors du temps. La station attend son heure quand les premiers rayons d’un soleil printanier semblent seulement la ramener dans la lumière, la caresser délicatement, lui susurrer quelques mots pour la réveiller, lui apporter un souffle de vie.

Alors je marche, dans ces rues.

Cette atmosphère, ce silence, cette lumière si typique, la ville est endormie et je la visite comme un plateau de cinéma. Ces maisons de ville sans âge, comme que je les ai toujours connues, sont à moi.

Dans la torpeur d’un hiver qui se termine, je marche dans le silence des rues endormies. C’est mon privilège. Le temps est suspendu.

Cette ville est une machine à remonter le temps.

Je suis dans mes pas, dans ces rues, et dans mes pas je suis maintenant enfant, dans mes pas dans ces rues. Je parcours ces rues depuis une vie.

Je suis à nouveau cet enfant, mes pas avalent les ans.
Je suis cet enfant dans ces rues. Je suis transporté dans mes pas.

Je suis mes parents, et mes parents enfants dans ces mêmes rues.

C’est une machine à aspirer le temps. Il n’y a plus de temps. Il s’est arrêté, il a disparu.

Je suis moi, adulte, enfant, ma mère, mon grand père.

J’ai 40 ans, 10 ans, 4 ans, elle a 20 ans, 5 ans, il a 80 ans, 60 ans, 40 ans, 30 ans.

Je suis ma vie et leurs vies, leurs échos et mes échos dans ces rues éternelles.

Cette ville endormie, ni morte ni vivante m’enveloppe dans sa nostalgie, celle de nos vies qui défilent et ne sont plus, dont les échos semblent encore prisonniers de ses murs, celle de nos vies qui défilent et sont encore. Le temps est prisonnier de ces rues et de cette lumière.

C’est une machine à aspirer le temps… et les vies.

Alors tout semble futile, plus que jamais. Les soucis, et même les joies, se vident de sens.

Je suis là, ici, maintenant, avant, pour toujours. Je suis là. Je suis.
Je baigne dans cette nostalgie.
Alors il me faut revenir de la vie, de cette vie, à la vie, l’autre, la mienne.
Celle d’un père, d’un mari, d’un travailleur.

Je reviendrai voyager, naviguer entre ces vies, dans la mienne, comme un marin au long cours.