Drogué

Tu te nommes Keith, Tomás, Sebastião, James, Pierre, et tant d’autres.
Je t’écris une lettre, que tu liras peut-être.
Toi qui sait me faire vibrer, je t’écris ces mots.

Tu es ma drogue, ma came. Tes mots, tes images ou tes sons m’emportent.

Quand j’écoute ce concert, lis ce texte, me plonge dans ces photos, mon âme est un cerf-volant que ton art fait voler.
Je m’absente du monde, tu m’enlèves, nous partons.
Dans un courant ascendant, emportés par un riff, une rafale de notes, ou le blast d’un visage éternisé dans les grains d’argent.

Ce ne sont pas des mots, ce n’est pas une musique, ce n’est pas une photo. C’est une bombe émotionnelle. Elle vient d’exploser.
Pendant quelques secondes, quelques minutes, dans une forme de near life experience, je suis sensations, je viens de prendre un shoot d’émotions.

Je m’échappe de mon corps, de ce poids, de ces contingences, de ces cris.
Ces émotions sont ma pleine conscience.
Je ressens, les mots sont inutiles. Je vibre, les paroles n’ont plus leur place.
La vie semble alors avoir un sens nouveau.

C’est un shoot, et bientôt j’en voudrai encore.
C’est un shoot et tu es ma drogue.

Braconnage

Parfois, on peut observer une situation, penser à un événement, et se rendre compte à quel point il a été décisif pour toute une série d’autres, ou à l’inverse comment il n’a été possible que parce que, de loin en loin, il s’est passé tel autre événement, 17 ans plus tôt.

Si je n’avais pas été inscrit à un stage de voile en 1983, je n’aurais pas rencontré mon plus vieux copain. Je n’aurais pas connu cette amie dont il a fait la connaissance un peu plus tard. Je n’aurai pas connu ma femme. Je n’aurais pas ces enfants. Je n’aurais pas connu 99% de mes meilleurs amis. Je ne vous écrirais peut-être pas ces mots.

Au début des années 80 mon oncle m’a offert un appareil photo. Un reflex, russe. Un Zenit, avec une optique tout aussi russe dont il m’avait dit que les lentilles avaient été polies à la main (je l’ai cru, je ne sais toujours pas si c’était du lard ou du cochon). Un gros reflex, métalique, froid.
Avec lui, un stock de films ramenés d’Allemagne de l’est, et une cellule à main fascinante (mon boîtier n’ayant pas de cellule intégrée, à moins qu’elle n’ait été cassée), j’ai appris les bases de la photo.
Ensuite, j’ai appris également les rudiments du tirage dans le labo installé chez mes grand-parents.

Vers 15-16 ans, ma mère s’est acheté un boîtier un peu plus moderne, que j’ai commencé à lui emprunter de plus en plus souvent.

C’est là que j’ai découvert réellement ce plaisir si particulier. Faire une image. Sentir, chasser, déclencher.

Je dépensais mon argent de poche au labo du coin. Découvrais les planches contact, fébrile comme pour un un résultat d’examen.

D’abord le plaisir du jeu. Tu bricoles, tu joues. Tu expérimentes. Tu fais des erreurs, essaies de les comprendre, de t’en resservir. Et puis une image différente fini par arriver. D’un jeu, reproduire des visages, enregistrer des souvenirs, un plaisir surgit.

Le plaisir indescriptible de sortir une bonne image. Pas une jolie image. Une bonne image. Une image qui te remue : elle t’émeut, te fait rire, pleurer. É-MO-TION.

Depuis près de 25 ans, la photo fait partie de moi. Comme dans les mariages américains : pour le meilleur et pour le pire. Une passion indissociable de moi, qui est mon meilleur antidépresseur et le pire révélateur de mon sentiment d’imposture permanent.

Ce qui ne s’est jamais démenti cependant, c’est le plaisir si particulier que représente la prise de vue.

Je ne fais pas de portraits, pas posés en tout cas, quasiment pas de paysages. Peu d’illustration.

Je veux des instants, des gens si possible, ou leurs traces. De l’émotion. Une image doit me raconter quelque chose. Vous raconter quelque chose. Procurer une émotion. N’importe laquelle. Un caresse, un souffle dans le cou, un coup de pied dans le bide. Peu importe. Je ne fais pas de papier peint. Pas de jolies images. Je veux te toucher. Que cette image nous fasse vibrer, nous sentir vivant.

Mes images ne se préméditent pas, elles se chassent.

Il faut être au bon endroit, au bon moment, ouvrir l’oeil (et le bon, entends-je au fond).
J’ai besoin d’être « dedans ». De sentir. D’être dans le tempo. Cet endroit, ce moment, ce temps, a un rythme, une vibration.

Pour se glisser dedans, il faut être dans la même vibration. Je le sens, avec l’habitude.
Il m’arrive de partir, et de sentir que je rentrerai sans doute bredouille, tel le pêcheur rêveur qui sait que ce vent du nord, ce clapot trop fort, va l’empêcher de pêcher. C’est physique. Je sens le contre-temps. J’essaie de revenir. De nager contre le courant. Puis je fatigue, et abandonne.

Il y a ces jours, où je sens que je suis dans le tempo. Dans la danse. Je ne marche pas sur les pieds de ma cavalière. Elle virevolte, sourit. C’est une sorte d’alignement des planètes. L’univers bienveillant m’ouvre ses portes.

Je sens cette vibration, je sens que c’est possible. Ce n’est qu’un début. Mais c’est quelque chose. Je me déplace, hume, observe. Quelque chose ici m’attire. Un détail, une ombre, un bruit. Instinct.
Le boîtier. Lourd, calé dans la main, suspendu à l’épaule ou tenu par l’objectif, il est comme le fusil du chasseur, l’épuisette du pêcheur de crevettes. A la fois, une intention, une humeur, un message. C’est mon médaillon de Râ qui indique la direction.

Le boîtier a un poids, il aussi a une odeur, une matière. Il est tiède, ou froid. Rien n’égale mon FM2, au viseur si lumineux et lisible, au poids parfait, au métal froid contre la joue.

Say what your soul sings to you

Caler son oeil dans l’objectif c’est mettre un pied dans une dimension parallèle. Ouvre ton oeil, ouvre ton coeur.

Sentir le tempo, les sensations. Le doigt se promène d’une molette à une autre. Je teste un cadre. Le temps ne s’écoule plus à la même vitesse. Je sens, pressens, l’image arrive. Je vois les éléments se mettre en place. Comme sur un plan de bataille indiquant les mouvements des divisions engagées, je lis ce qui va se passer, les trajectoires des acteurs qui vivent sur ma scène. Il ne me reste qu’à rejoindre ma position, placer mon cadre, qui va donner vie à cette image.

C’est là. A ce moment. Cet instant à cet endroit. Dans cette tranche d’espace-temps. Tout arrive. La vibration est différente. Une amplitude, une fréquence. Quelque chose. Le doigt presse le déclencheur. L’image devient physique. Le déclencheur est enfoncé. Le miroir se lève, se rabaisse. Le bruit. Ce bruit contient tout. Il me parle. Il me procure une sensation indescriptible. Je viens de saisir cet instant et lui conférer l’éternité, ou presque.

Déclencher ? En anglais c’est « to shoot ».

C’est bien un shoot. Un frisson. C’est physique. Je n’ai pas besoin de claquer une portière de grosse berline pour kiffer. Laissez moi déclencher. C’est ma drogue. Tu ne peux pas comprendre si tu ne l’a pas essayée.
Cette sensation que la photo était au rendez-vous, que dans l’épuisette il y a la crevette. Cette sensation je la retrouver en remontant l’épuisette, quand je découvre la photo qui frétille. Je la vois, oui elle est bien là. L’émotion de cet instant est cette drogue, ce kiff, que l’on veut ensuite retrouver

Un grand monsieur de la photo, pour qui j’ai une affection particulière, a magnifiquement résumé ça dans une interview :

« Un photographe qui est intelligent il est foutu, il ne fait plus de bonnes photos. Il faut être une bête, il faut être un braconnier, il faut avoir cette espèce d’instinct de pickpocket vous voyez… et puis aussi ce truc qui fait que l’on aime brusquement le moment que l’on vit… »

Robert Doisneau

Voilà, tu sais un peu mieux maintenant. Faire des photos, pour certains photographes, ce n’est pas juste faire des images. C’est bien plus que ça.

Naufrage

J’ai le sentiment d’assister à un naufrage. C’est un naufrage qui a commencé il y a bien longtemps. Par des voies d’eau successives, la coque a perdu son étanchéité, le bateau a commencé à giter.

Je suis un adulte maintenant, et je dois affronter la vie des adultes. Je dois regarder les choses en face et ne pas fuir mes responsabilités. Je ne suis plus un enfant donc. Je suis un adulte.

C’est ce qui me fait sortir de chez moi ce matin. Ce qui me fait prendre ce train.
C’est ce qui me fait marcher dans cette immense avenue bordée de maisons immenses et riches, d’arbres et de jardins bourgeois, dans une ville qui n’est pas la mienne.

Je voudrais être ailleurs. Je donnerais presque tout pour être ailleurs. Presque. Mais la subtilité qui m’a conduit là est dans ce « presque ». C’est bien parceque je ne peux pas « tout » donner pour ne pas être là, et que je dois donc affronter l’avenir.
Je dois me rendre à ce rendez-vous que j’ai sollicité.

Je suis sur la voie d’un train lancé à grande vitesse. Je l’ai regardé arriver, assis sur la voie, j’ai attendu. Maintenant il faut agir.
Alors je dois venir ici, franchir les grilles de ce château. 

J’ai l’impression d’être dans un autre temps, un autre univers. Ce bâtiment est hors du temps, hors de la ville. J’ai l’impression de vivre la première scène d’un film. L’un des personnages emprunte cette allée de graviers. Le générique d’introduction s’affiche en bas de l’écran. On suit le personnage, de dos, au steady-cam. Le gravier crisse.
C’est un film français. Dans Télérama ils diraient « drame psychologique ». 

La femme avec qui j’ai rendez-vous me reçoit. Elle est douce, aimable. Nous parlons longuement. Je lui raconte un peu ma vie, je lui parle de lui, de ce qui me conduit à être là aujourd’hui malgré tout. 
Je ressors avec peu de réponses, justes quelques pistes en plus, ce qui est malgré tout appréciable, mais aussi beaucoup de craintes.

En sortant de ce rendez-vous, je retrouve mon frère, qui est aussi venu le voir.
Tous les deux nous essayons de trouver notre chemin, trouver sa chambre. 
Au travers des couloirs et des services dans lesquels nous progressons, je me dis que je n’aime décidément pas ces endroits, ces odeurs, ces histoires.

Nous le trouvons dans sa chambre et il est à la fois surpris et ravi de nous voir. Nous n’avons pas prévenu, alors la surprise est bonne.
Il est souriant, ravi de nous présenter à son interlocuteur du moment, un gaillard en fauteuil roulant, ou aux infirmières.
Et comme il est l’heure de déjeuner nous l’accompagnons à table.

Le temps de ces quelques minutes que nous passons à l’aider tant bien que mal à s’installer à table, à servir son repas, nous échangeons quelques plaisanteries sur son plateau repas, sur les tomates cerise qui viennent, elles, du jardin de mamie. Nous sommes détendus.

Je ne sais plus exactement avec quoi ça a commencé. Je me souviens que c’est arrivé très vite. Au détour d’une phrase, une alarme intérieure s’est déclenchée. Ma vigie, du plus haut du plus haut de sa tour de surveillance, m’a hurlé son message, prévenu qu’on avait dérapé.
Je savais que ça pouvait arriver. Mamie m’en avait parlé. En même temps je me réfugiais derrière cette quasi certitude : on a compris, c’est ce médicament qui peut avoir des effets secondaires à long terme alors voilà on a compris, ça va aller.

Mais tout ça ne veut plus rien dire.

Il a glissé, l’espace d’un battement de cil, l’espace d’un hoquet du temps. Il est en train de nous parler de ces piqûres. Il nous explique qu’on lui tire des fléchettes en métal, de toutes petites fléchettes en métal, avec une sarbacane. Des fléchettes en cuivre ou en argent, va savoir. Tout a commencé il y a un mois ou deux.

Je suis soufflé, je ne dis pas un mot. Je ne sais pas quoi dire, et en même temps je ne suis pas vraiment surpris.

Mon frère ne semble pas comprendre ce qui se joue. Il questionne gentiment, fait part de son doute, lui dit qu’il doit se tromper. Qui pourrait lui en vouloir ? Il réagit avec lui au premier degré. Si je lui disais que j’avais senti un tremblement de terre il me dirait sans doute la même chose : « oh non tu sais, je crois que ce n’était pas ça, tu dois faire erreur ».

Mon père se met un peu en colère. Il comprend notre étonnement initial mais pas qu’on ait du mal à le croire : c’est blessant de ne pas être cru par ses plus proches. Quand mon frère se lève pour aller chercher de l’eau, il me dit de lui que c’est un « détracteur ».

Depuis plusieurs semaines il a repéré le manège. Repéré des silhouettes le soir dans les couloirs. Parfois dans sa chambre. Ils mettent en place des stratagèmes.

Il ne parle pas trop fort, car il y a des oreilles qui ne doivent pas entendre. Pour certains tout ça n’est qu’une question de dosages de médicaments, il ne serait victime que d’effets secondaires et rien de ce qu’il voit dans ces moments ne serait vraiment vrai. Mais lui, il sait bien que ce n’est pas aussi simple. Que sa maladie, que ses médicaments peuvent avoir des effets comme ça oui, d’accord ; mais là non, on n’y est pas. Ca n’est pas ça.

Ici on lui joue un tour. Un piège se referme sur lui.

Parfois ils lui mettent des pièges dans sa chambre, des mises en scènes pour le tromper. Il a bien compris qu’il ne s’agit pas d’hallucinations. Il nous rassure, il fait bien la différence et ce n’est pas son esprit qui prendre ces mises à en scène pour des réalités.
Il sait bien que ce sont des montages, des trucages de cinéma. Parfois très bien réalisés d’ailleurs, parfois moins. 

Alors non, ce ne sont pas des fantasmagories, ce ne sont pas des inventions de son esprit. C’est du cinéma.

L’enquête est en cours, mais il est menacé. Dimanche soir, ou peut-être samedi, il a suivi une de ces silhouettes. Sur la télé allumée dans une salle commune, il a vu le film le plus horrible qu’il ait jamais vu. A l’écran, c’est lui qu’il voit. Il est victime d’un vol de son identité, d’un trucage digne d’Avatar, on l’a mis en scène dans un film reprenant le pire des films pornos et des films d’horreur réunis. L’enquête est en cours et moi qui comprend bien ces choses là il faudra que je lui indique des sites qui expliquent bien les trucages comme ceux d’Avatar.

Il ne sait pas à quoi ça rime, pourquoi on veut lui faire ça. Il évoque des scenari dignes de films noirs, des complots pour pousser un homme un ou une femme dans la folie, pour les faire chuter.

Pendant près de deux heures il progresse dans son récit, par petites touches, par de très nombreux détours, des digressions plus ou moins en rapport. 
Il perd le fil, le reprend, nous perd, nous retrouve.

Pendant deux heures je suis stupéfait, et presque froid. Je sais que je dois tenir. Ne pas craquer. Pas devant lui, pas devant mon frère. Et puis je cogite, j’analyse, à toute vitesse. Je croise, recroise, mets en perspective, devance parfois intérieurement ses révélations.

Je regarde mon frère qui du haut de ses seize ans tout mouillé assiste à une nouvelle étape de ce naufrage, ce naufrage auquel il assiste depuis presque toute sa vie.
Aujourd’hui, alors qu’il n’a encore sans doute pas fait le deuil de sa mère, morte il y a quelques mois, dont la longue maladie aura aussi rythmé une partie de sa jeune vie, il écoute incrédule notre père parler de ces gens qui lui font des croche-pattes dans les escaliers ou lui envoient des fléchettes de sarbacane sur les bras. Je contemple sa vie à lui, sa famille qui a sombré.

J’ai le sentiment de voir un navire s’enfoncer dans l’océan. Ce navire c’est cette famille qui n’en fini pas de se disloquer.

Je quitte cet hôpital abasourdi, anesthésié, guidé par mes pas. Je retourne vers le monde, je rentre chez moi avec une seule envie : ne plus penser. Jamais.