Des traces et des images, des vies et des héros

J’ai terminé il y a quelques jours la lecture du livre Les Disparus, de Daniel Mendelsohn. C’est une lecture qui ne vient sans doute pas par hasard dans ma vie, là, maintenant, et qui évoque beaucoup.

J’ai lu ce livre dans une période de deuil après avoir vu ma grand-mère disparaître.
Durant ces dernières années nous avions beaucoup discuté et eu notamment pas mal d’occasions d’échanger sur l’histoire de notre famille. C’était parfois au gré de mes recherches généalogiques, qui m’ont notamment conduit à quelques découvertes ; découvertes qui l’ont surprise et m’ont poussé à la questionner sur certaines personnes ou périodes. C’était également au gré de conversations, quand j’ai voulu tirer des fils, me faire raconter, comprendre, ne pas perdre.
En 2007, de la même façon, j’avais interviewé de façon plus formelle mon grand-père sur ce qu’il avait fait durant la deuxième guerre mondiale. Durant de cette conversation, enregistrée un mois avant sa mort, il m’avait raconté sa rencontre avec ma grand-mère, qui intervient d’ailleurs dans la conversation pour compléter.
Début 2017, ma grand-mère a elle-même voulu enregistrer quelques souvenirs de l’histoire de famille et en particulier cette période allant de leur rencontre à leur mariage.

Il y un mois, peu après la mort de ma grand-mère, j’ai trouvé un dossier contenant toute leur correspondance durant cette rencontre, depuis la première lettre, quelques jours après leur rencontre (dont je connaissait la date et le lieu précis) jusqu’à leur mariage.
Je débute à peine, et avec timidité, l’exploration de ces courriers, mais il y a là quelque chose de fascinant. Sur plusieurs points.

J’y trouve deux sujets qui me tiennent à cœur, qui sont aussi au cœur du livre de Mendelsohn.
D’abord, les traces : ce qu’on laisse, ce qui disparaît aussi. Cette envie qu’on a parfois de laisser quelque chose. Cette envie qu’on a parfois de retrouver des morts. Comme pour que ça ait du sens. En écrivant ça je pense aux héros grecs, je pense aux récits homériques, à ces personnages dont la crainte ultime est de disparaître de l’Histoire :

« Ah ! puissé-je ne pas mourir sans combat ni sans gloire,
mais accomplir un exploit qu’apprendront les hommes à naître »
(Iliade, XXII)

Peut-être ai-je cette crainte moi-même, qui me guide à préserver des fragments de mémoire ?

Le livre de Mendelsohn nous ramène aussi à l’Histoire et sa mémoire, qui est un sujet en soi, et à l’Histoire de la Shoah en particulier. Le croisement entre l’Histoire et l’histoire de famille, je l’ai esquissé avec ces histoires de tranchées. Je serai d’ailleurs peut-être amené ici à évoquer Shoah et histoire de ma famille, dans une histoire pas si triste.

Ce sujet, je l’ai déjà effleuré, en produisant ici le récit d’hommes et femmes de ma famille pendant la première guerre mondiale, ces mots qui dansent autour de la mort, et en sont parfois messagers. Ou bien dans un travail en cours qui permettrait de faire revivre un ouvrage de mon autre grand-mère.

Enfin, dans la mémoire, les mémoires, de nos ancêtres, et les traces que nous en préservons ou que, parfois, nous retrouvons, il y a parfois la confrontation à ce que nous ne connaissions pas. De ces parents, grand-parents ou plus lointains que nous avions connus, nous avions une image familiale, celle d’un rôle, d’une incarnation, d’un personnage.

Pendant longtemps, je n’ai vu de cette grand-mère récemment disparue que ce qu’elle donnait à voir : une femme un peu stricte, mère de famille soucieuse de la bonne tenue de sa maison, du respect des règles et de certains rituels, de certains standards, d’une image de la famille. Une femme que j’aimais mais catho et plutôt réac comme je la résumais souvent. Celle qui a dit à ma mère, il y a si longtemps « vous ne me tutoierez pas ».
Au fil du temps et, il faut le dire, des épreuves de la vie comme autant de coups sur la caboche, j’ai pu découvrir ces dernières années une personne plus ouverte, plus marrante, un visage différent. Une femme derrière le personnage. Une femme derrière la grand-mère. Il y a ce que le temps et les épreuves ont changé, mais aussi ce que je ne pouvais voir.

Nous avons échangé, beaucoup, je lui ai fait découvrir des tas de sujets de la boulange à la méditation, du parachutisme à l’hypnose, et tant d’autres encore. Elle m’a raconté ses bonheurs, plus très nombreux, et ses douleurs, trop nombreuses. Et puis elle m’a parfois raconté ces histoires de famille avec un air amusé. Quand elle m’a raconté les histoires de coucheries de la famille, ou les frasque de sa belle-sœur, en riant, je me suis fait la réflexion que cette personne là m’avait bien échappé jusqu’alors. Et j’ai ri.

Ainsi, nous n’avons de certains membres de nos familles, de certaines figures d’autorité, qu’une image de cette statue… une image tout court.

Ces lettres, qui dévoilent une relation qui commence, sont celles d’un homme et d’une femme, pas de mon grand-père et de ma grand-mère. Et comme ce journal de mon père, trouvé juste avant qu’il ne finisse dans une poubelle, levant un voile timide sur trois mois de sa vie début 1977, à 26 ans, ce sont de minuscules aperçus des personnes derrières les personnages et des vivants derrières les images des morts. Des bribes qui nous dévoilent les mecs et les nanas que nous voyons comme Papa, Maman, Papi, Mamie, et toutes ces figures en carton, comme des personnages disposés sur une scène. Ces mecs et ces nanas qui ont ri, chialé comme des mômes, désiré, baisé, trompé, fumé des trucs, vomi, hurlé de joie, déprimé, rêvé… vécu.

Et si on pouvait toucher ça avant leur mort ?

Comme un mille-feuilles

Comme des chaînes. Comme des transes. Comme des chances. Comme des vies.
Je suis parcouru de cent chaînes jouant leurs airs, soufflant leurs voix. De sang qui pulse leurs rythmes. De torrents déferlant. Je suis un mille-feuilles en ébullition.

D’intenses transes pour dénouer le fil d’une intrigue, bien ancrée les deux pieds dans le monde de la pierre et de la terre, à des courants d’émotions ascendants, je saute sur un nuage, je change de chaîne.

J’aimerais réussir à me suivre. J’aimerais une ligne éditoriale. Une pertinence. Une cohérence.
Ce programme n’a aucun sens.
Préparer la réunion, décoder les messes basses du service, se bagarrer avec un associé ou un voisin, être traversé par la puissance d’un texte, les basses d’un accord, par un moment d’émotion pure, happé par une nostalgie brutale inspirée un ciel d’automne. Le grand écart est permanent. Parfois il est choisi. Parfois il s’impose.

Toujours, passer d’un état à un autre, d’un plan à un autre. Être enchainé dans les contingences d’une société courant vers un mur, et, parfois, sentir que la vie est ailleurs.

Je suis arrêté là sur une aire d’autoroute, au coeur du bruit, où tout concentre la saleté de ce monde. Pourtant je suis ailleurs. Je me suis échappé, sans m’en rendre compte.
Petit à petit j’estompe les détails, les voix, les cris du commerce, le vacarme du monde.
Je lis le monde autour de moi sur un autre plan. Je ressens plus que je vois. Je m’échappe du monde insensible pour rejoindre le monde sensible. Je quitte le monde des mots pour celui des émotions. Les arbres décharnés, les champs écorchés, les odeurs soufflées, tant de détonateurs silencieux.
Je suis cet oued dans lequel se déverse le torrent d’un orage d’été. Il me submerge sans prévenir. Ses eaux sont émotions, cent sens et mille pensées.

Tu peux arrêter une pensée enchaînée aux préoccupations de la société, lourdement enveloppée de mots. Tu ne peux pas stopper un torrent d’émotions et de sensations qui se déverse.

Ici les mots sont nus, démunis. Incapables de rapporter le sens. Impuissants.
Ici il n’y aurait plus d’objets, de choses, plus de mots. Ici il n’y aurait que des courants, des sensations, des sentiments, des émotions, doux ou furieux.
J’essaie de suivre une nuée. L’invasion de sensations est massive. Le déferlement implacable.
Je suis là mais je ne suis plus là. Mon corps est là, mon esprit est ailleurs, au-dessus des mots, comme un cerf-volant propulsé par ces courants.

Loin du monde des mots, des hommes, et des verbes, je me sens vivant.

My body is a cage
that keeps me from dancing
with the one I love
my mind holds the key

My body is a cage
that keeps me from dancing
with the one I love
but my mind holds the key

I’m standing on a stage
of fear and self-doubt
it’s a hollow play
but they’ll clap anyway

Arcade Fire – My Body is a Cage
Écouter la magnifique reprise de Peter Gabriel

Conscience du non-sens

Il y a des jours comme des fautes de frappe. Des jours où j’ai l’âme de travers. Le correcteur n’a rien vu. Ou bien on m’a branché le cerveau sur la mauvaise chaîne.
Des jours où j’ai le sentiment de ne plus parler la langue.
Non. Des jours, des fois où je vois. Des jours où je vous vois.
Je perds le fil, comme arrêté au milieu du tumulte. Je perds mon fil. Je me perds.

Le monde cavale, grouille, souille, jure, compte, gronde, amasse. Et je suis en arrêt.
Des jours en vain, longs et sourds. Des jours de présence absente, comme un calque sur moi.
Ce monde cavale, se bouscule, se défie, crie hargne, colère et détresse et je décroche.
Les managers costume-cravatés, fiers, les contrôleurs, vendeurs, comptables, videurs, serveurs, empileurs de boîtes, pousseurs de boutons.
Je vais et je viens, entre ces trains, entre ces tours. Je suis en pilote automatique dans cet univers de verre et de métal. Des fourmis cavalent, en longue colonnes qui se croisent.

Et moi. J’ai décroché.
Comme ce moment où ton regarde se brouille, les lignes se confondent, tu perds l’histoire.

Alors ce soir j’ai déserté le monde, séché la fête. Je me suis réfugié. Couché les drôles, abandonné Madame. Me voilà alors devant mon assiette, me versant de la brown sauce sur un bout de poisson. Je commence à penser qu’au même instant un anglais, quelque part, est en train d’en verser sur son fish’n chips… je pense à des jeunes en train de démarrer leur soirée, à Manchester ou Liverpool. Qu’une bagarre doit avoir lieu en ce moment, dans un bordel, un tripot, un métro. Que quelqu’un est en train de se faire assassiner. Juste maintenant. Pendant qu’ailleurs des couples font l’amour. Qu’en ce même instant, des rencontres sont en train d’avoir lieu. Tout ça pendant que ma sauce coule dans mon assiette.

Je voudrais aimer ça. Je voudrais être excité par la folie du monde. Enthousiasmé par sa joie. Mais je n’arrive pas à oublier que rien de tout ça n’a de sens. Ce n’est pas que je n’arrive pas à l’oublier. Ca me submerge. Ca me noie. Ca me broie.

J’ai le blues qui coule dans mes veines. Et la conscience du non-sens.
Les mots du monde et ses maux sont trop, trop et trop peu. Un tumulte inutile.

J’ai envie de hurler, qu’on se taise.

En fait, en vrai, j’ai envie de revenir. Envie de poser mon cerveau à la consigne, et d’en prendre un autre. J’ai juste envie d’avoir le droit de regarder le monde sans le décodeur.

Je voudrais être heureux de débattre des mérites de la dernière bagnole, d’avoir un avis sur Miss France, passer une soirée à parler de mes collègues et de ceux des autres, de Beyoncé ou Justin. J’aimerais pouvoir m’enthousiasmer sur le système de reporting qui va nous faire gagner un point.

Mais l’énergie me manque. Le non-sens m’avale, comme un trou noir intérieur dans lequel disparaît mon énergie, et la joie.

J’ai juste envie d’écouter Keith jouer la Part. X, pour toujours. Avoir envie de pleurer quand le vol de ses notes s’enroule autour des mes sens, m’enlève et me prends. Parcequ’alors j’oublie la danse du non-sens autour de la vie.
Parcequ’alors je ne suis qu’émotions.
Parcequ’alors tout est vrai, les émotions sont tout.