Le paradoxe du patron (1/2) : relier les points

Il y a quelques années, lassé par quinze ans de salariat, balloté au gré des humeurs de tel patron ou de tel autre actionnaire, découvrant le doux plaisir du harcèlement moral et mon incompétence crasse en matière de politique et filouteries, j’ai décidé de monter ma petite entreprise. Je me suis lancé sur mon cœur de métier.

Durant ces premières années j’ai commencé mon apprentissage de patron. Je dis que je l’ai commencé, et pas achevé, car je suis encore un padawan. Le métier de patron est, comme la vie, un apprentissage permanent. Il y a les bases, comptabilité, administration, logistique, et puis le quotidien, propre à chaque histoire, à chaque rencontre : les salariés (on dit « collaborateurs » maintenant ; je trouve cette langue corporatement-correcte assez ridicule), les clients, les fournisseurs.
J’ai eu la confirmation que nous sommes un pays de papier et de formulaires, de règles étranges. J’ai pu observer de plus près de nombreuses subtilités de la gestion des « ressources humaines » quoiqu’étant bien entouré et donc assez préservé des scenari catastrophe. Chaque semaine j’apprends encore quelque chose en matière d’amortissements ou de baux 3/6/9, d’annonces légales ou de produit constaté d’avance. La liste est longue. Ca n’est pas mon vrai métier, ça n’est pas ce que je vends, mais c’est un apprentissage indispensable.

J’ai fait tout ça comme beaucoup de choses de ma vie : en y allant un peu à reculons, parfois la peur au ventre. En me cachant les yeux pour ne pas trop voir ce qui me faisait peur. En me tordant le bide certaines nuits persuadé que jamais nous n’arriverions à boucler ces dossiers à temps, que jamais nous ne trouverions de nouveaux clients, sur le mode « jusqu’ici j’ai eu de la chance mais ça ne pourra pas durer« , persuadé que j’étais trop nul pour ça, que mon incapacité allait être mise en évidence, la supercherie démasquée. Je me suis reposé sur un associé menant sa propre société et par qui beaucoup de travail arrivait.

Je ne suis pas un de ces entrepreneurs au coeur en acier trempé, sortant de la tempête le sourire aux lèvres et le cheveu sec, qui savent dès le premier jour où ils vont.
Je travaille sur le moyen terme, mon instinct, mon intuition étant ce que j’ai de mieux à associer à la connaissance de mon (vrai) métier. Je dois lever le regard vers l’avenir pour ne pas me retrouver devant un mur, mais ne pas chercher à faire dans prospective et la futurologie, hautement anxiogènes. J’avance car le temps me pousse. Je sens sa main sur mon épaule, et cette voix qui me dit « il ne faut pas rester là, Monsieur ». Alors j’avance, pas question de rester le cul posé là, parfois le ventre noué. Parfois j’arrive à ne pas me questionner, à être dans l’action, faire ce que je sais faire. Être confiant. Ces jours là c’est chouette. Je n’ai jamais l’impression de suivre une trajectoire, un projet cohérent. J’avance un pas après l’autre, une peur après un plaisir, après une peur, un temps après l’autre.

Parfois, je prends le temps d’un regard en arrière, sur ma vie, mon travail des dernières années.
Et souvent je m’étonne.
Ces quinze années embrassées d’un regard donnent une impression de cohérence, où chaque étape n’a été rendue possible que par la précédente et les compétences alors acquises.

« You can’t connect the dots looking forward; you can only connect them looking backwards. So you have to trust that the dots will somehow connect in your future. You have to trust in something – your gut, destiny, life, karma, whatever. Because believing that the dots will connect down the road will give you the confidence to follow your heart even when it leads you off the well worn path; and that will make all the difference »

« Vous ne pouvez pas trouver du sens à vos actions en vous tournant vers l’avenir ; vous ne pourrez le faire qu’à postériori. Vous devez donc avoir confiance dans le fait que ce que vous faites maintenant prendra du sens d’une manière ou d’une autre à l’avenir. Vous devez avoir foi en quelque chose : vos tripes, le destin, la vie, le karma, peu importe. Parceque c’est cette foi, savoir que tout prendra du sens plus tard, qui vous permettra de suivre votre instinct quand il vous entraîne en dehors des sentiers battus. Et c’est ce qui fera toute la différence. »

Steve Jobs

J’ai plusieurs fois mesuré la justesse de cette citation, que j’aime décidément beaucoup. Pourtant je n’ai jamais voulu y croire : je constate que je peux donner du sens, « relier les points », au point qu’on pourrait se demander si ces étapes passées ne faisaient pas partie d’un scénario écrit. Pourtant, à chaque « point » j’ai tantôt été enchanté par ce merveilleux hasard qui m’offrait un nouveau poste ou une rencontre, amusé par la synchronicité, ou au contraire souffert de cet accident de parcours. A chaque fois je l’ai vécu au présent, sans recul, et reçu un peu trop souvent comme une manifestation de l’Univers à laquelle je n’aurais pas eu grand chose à voir. Avec le recul je ne regrette pas une seule expérience. La pire d’entre elles, même, a été celle qui m’a donné le coup de pied me permettant de passer un cap. Elle m’a beaucoup appris sur ma nature, sur celle des autres. Elle m’a même beaucoup appris sur mon coeur de métier.

Je ressens souvent le besoin de trouver du sens, souffre de n’en trouver pas assez dans ce que je fais, me demande de quoi demain sera fait. Mon regard toujours tourné vers l’avenir oublie le présent, ainsi que le passé et ses leçons.

(À suivre…)

Rejoice

Je ne l’ai pas vu venir.

Un peu de rangement sur cet ordinateur. Des vieux fichiers sur le bureau. Un tri nécessaire. Celui-là attire mon regard. Son nom est un prénom. C’est un prénom comme aucun autre.

C’est le prénom d’un fantôme. C’est une vidéo. Oui je me souviens maintenant. J’avais oublié mais je me souviens que j’ai un jour récupéré cette vidéo. Des images du camescope aux coupes sèches et aux pixels baveux, des bribes de discussions sans une phrase complète. C’est le grand zapping. L’apéro, des cadeaux ouverts, le gâteau. Tout le monde est là. Il est là. La vidéo porte son nom. Il est là, il est heureux. Etonnament on ne l’entend pour ainsi dire pas dans cette vidéo. Deux mots dans une phrase coupée, rien de plus. C’est son anniversaire, et on ne l’entend pas.

Ce jour là j’avais fait quelques photos. Pour une raison que je n’explique pas, j’avais fait des photos de tout le monde sauf de lui. J’ai cherché, re-cherché, et encore. Pas une photo de lui. Je m’en souviens car j’ai voulu revoir les photos de ce jour en particulier. Ce jour où pour la dernière fois j’ai profité de lui, où pour la dernière fois on s’est parlé, où pour la dernière fois je l’ai vu sourire.

Plus de son, peu d’images. Comme si il s’effaçait déjà.

Je le vois à l’écran. Comme dans un film dont on connait le méchant, devant lequel on veut crier au personnage innocent « attention, derrière toi !!! », je voudrais le prévenir que dans deux jours il va s’effondrer. Que dans deux jours, dans son cerveau, la rupture presque fatale va survenir. Est-ce que ça pourrait changer quelque chose ? Est-ce qu’il pourrait être sauvé ? Je ne sais pas. Mais je le vois et j’oublierais presque que j’ai dix ans de retard. Dans la vidéo, comme dans l’espace, personne ne m’entendra crier. Alors je le regarde et je sais que dans deux jours, il y a dix ans, tu vas t’effondrer.

Qu’ensuite je le verrai sur ce lit, branché à cette machine. Que je lui parlerai. En blaguant, façon de dire « allez ça suffit », parceque plus c’est grave moins j’y crois, alors je blague.

Je me souviens qu’un soir je lui dirai que maintenant il faut vraiment revenir, qu’on a envie qu’il revienne, que ce n’est plus drôle. Et qu’une poignée d’heures après cette dernière supplique il mettra définitivement les voiles sur sa conscience. Le lendemain, je recevrai ce coup de fil inoubliable.

Dans la vie y’a pas de « undo ».

J’ai lancé la vidéo et j’ai pris cette flèche dans le coeur.

Ma grand-mère était encore joyeuse. Elle n’avait pas perdu ce fils, puis un mari. Son autre fils était encore valide. Tout a changé. Mon grand-père si vivant sur ces images, a sombré corps et âme. Mon père est déjà malade. On le sait mais il ne veut pas en parler, nie. On ne sait pas grand chose en fait. Ca se voit mais il est valide. Il bouge, il parle normalement. Tout a changé. Si il n’avait pas fait l’autruche, est-ce que ça aurait pu être mieux géré ? Est-ce que je pourrais lui crier à travers l’écran, lui dire de faire quelque chose ?

Il y a une semaine, je suis retourné là-bas. Dans cet hôpital du bout du monde. J’ai pris un train, et un autre. J’ai marché dans ces rues désertes des mois d’août bourgeois, longé ces manoirs silencieux. Repensé à Will Smith dans le New-York de « Je suis une légende ». Ici les zombies sont de vieilles bourgeoises.

Mon pas, à nouveau, a fait pleurer le gravier des allées. Encore une fois, j’ai emprunté ces couloirs, et l’ai trouvé là dans cette chambre. Il était content de me voir. On s’est parlé. J’étais là comme un fils et comme un étranger. Incapable de me situer. Découvrant qu’il semble me voir comme un fils, quand je ne sais pas qui il est pour moi. Me sentant touché par son plaisir, honteux de me sentir étranger.

Le temps file, il charie les fantômes et les peines, les rêves et les espoirs. On se cramponne à ceux qui restent. Il faut réussir à lâcher prise, lâcher ces fantômes et ces peines, les laisser partir dans le courant pour ne pas couler avec eux. Une seconde encore on les retient, une dernière bouffée de ces souvenirs empoisonnés. Te voir encore même si ça me fait mal. T’entendre à nouveau, rien qu’une fois.

Maintenant il faut vivre. Être ici et maintenant. Profiter. Comme un signal, l’iPod en mode aléatoire proclame

I can’t change the world
But I can change the world in me
If I rejoice, rejoice

U2 – « Rejoice »

Je dois rêver, faire des projets, les mener, les abandonner, avancer.
Tiens, sur ces images je faisais au moins cinq kilos de plus.

Comme une famille

Ca fait quelques temps que j’ai ce sentiment diffus et amusé d’avoir en ligne une sorte de bout de vie à part.

Sur Twitter, ma timeline rassemble un petit nombre de comptes qui comptent, que je prends plaisir à lire.
C’est ainsi que je prends le café dans la cuisine de @mwyler qui en est déjà à son trentième kilo de tomates rôties, et prévoit les spätzle du soir (les confitures sont terminés et les cookies au four).
@missbalagan met en ligne son daily, un peu plus tard. C’est aussi l’heure ou @frayermonblog nous salue. @venise3 et @solangebellet se joignent aux salutations.
Un peu plus tard @sandlablonde en vrac part au turbin (avec la robe rouge ou la noire ??), @gentilchanoir nous emmènera dans son RER, @jay_wyler dans un projet web.
Pendant la journée, @lapeste distribuera quelque coups de pelles contre Elle ou un sexologue, à moins que @mwyler nous plonge dans un LT historique glaçant.

Chaque jour, ces gazouillis familiers forment une communauté qui n’existe que pour moi. Dans ton salon à toi, dans ton smartphone ou dans ordi, il y a certaines de ces voix, et d’autres voix, ta TL est différente.
Avec Twitter, on a peut-être partagé le coup de foudre de @sandlablonde pour l’Amarone, entendu @flonot nous mettre en garde contre les attentats culinaires contre l’Italie (où la « pâte à la carbo » devient une arme de destruction culinaire massive et la béchamel une hérésie).

Dans leur immense majorité, je n’ai pas rencontré ces voix si familières. Je ne rencontrerai probablement qu’une infime partie d’entre elles. Pourtant je prends le train avec @gentilchanoir @missbalagan ou @agnesleglise. Je suis la #teamNeuroDroitiers avec @catnatt @mauvais_pere ; je picole en rêve avec @sandlablonde quand je ne ris pas de ses tweets ou de ceux de @lillibotte ; je fais des projets d’apéro avec @solangebellet @venise3 et @frayermonblog ; @ohoceane tantôt poète, tantôt révoltée nous LT des ouvrages de philo en rêvant de le faire avec la physique ; je perds pied avec @solangeTeParle ; et puis je bave avec la cuisine de @mwyler et @pascaleweeks
Alors je rentre avec la #teamBienRentres, et avant de me coucher je prends une tisane avec @metacapuche

Quand je me mets devant ce tout petit écran, mon salon devient beaucoup plus grand, et résonne soudain de cinquante voix si distantes et si proches.

Quand est-ce qu’on fait un #twittApero ?