La B.O. de ma vie

La musique est une chose très importante pour moi, comme pour beaucoup de monde.

J’ai commencé à en écouter vraiment quand j’avais une dizaine d’années. Bizarrement, en dehors de chez moi, j’ai l’impression qu’il n’y avait pas de musique. Chez mon père, peut-être, mais je n’y allait qu’une fois par an. Chez mes grand-parents ? Silence. Ah, si Nana Mouskouri chez mes grand-parents paternels et Brassens chez les autres.

A la maison en revanche, j’ai pu faire de vraies découvertes. Pendant ces années là, j’ai été élevé par un beau-père musicien. Alors de la musique, forcément, il y en a eu.
Et puis on m’a offert une platine 33 tours et mes premiers disques. Il y avait des disques des Beatles, de Police, Elton John. J’écoutais ceux de la maison aussi.
J’ai bien écouté un peu NRJ de temps en temps mais c’était un peu péché. Un transgression qui donnait une idée de ce qui se passait dehors. La variété du moment n’était de toutes façons pas au niveau pour me détourner d’un Sgt Pepper’s, d’un Revolver ou d’un Synchronicity.

J’ai toujours été potentiellement très sensible à la musique. Autrement dit si beaucoup me laissent de marbre, la bonne musique au bon moment peut m’emporter comme un torrent.
Je suis un hypersensible. Je réagis fortement. A un peu tout. Un peu tout le temps. Je ressens tout plus, plus fort que la moyenne.

Hypersensible donc, et la musique comme compagnon.

Ma vie c’est un peu comme dans un film, avec une B.O. Des albums entiers ou des morceaux particuliers sont ainsi intimement liés à des périodes, des instants ou des personnes de ma vie. D’autres m’ont tellement accompagné qu’il n’évoquent plus un moment ou une personne mais un flot d’émotions.

Some punk with a shotgun killed young Danny Bailey, in cold blood, in the lobby of a downtown motel

Hey NRJ, tu l’as vu mon Revolver ? Combien de fois ai-je écouté cet album des Beatles ? Je devais avoir une dizaine d’années aussi quand on m’a offert un walkman. La cassette de Revolver est restée en haut de mon top 50 pendant un sacré moment. J’écoutais de la musique de grands. Rien que ça, ça méritait de faire un effort. Je prenais une claque. Quel monde. Je l’ai écouter des centaines de fois. Le walkman et la découverte des pistes. John qui chante à mon oreille gauche, la guitare à la droite. Revolver, c’est notamment Eleanor Rigby, une de mes chansons préférées, dont je collectionne d’ailleurs les reprises. Solitude et tristesse à l’honneur. J’en parlerai à mon psy quand j’irai en voir un (pour le moment, c’est toi, lecteur).

Eleanor Rigby, died in the church
and was buried along with her name
Nobody came
Father McKenzie, wiping the dirt
from his hands as he walks from the grave
No one was saved

Sgt Pepper’s des Beatles, découvert à la même époque. Inscrit dans mon ADN. Mon niveau en anglais doit sans doute bien plus aux Beatles qu’à ma prof de lycée.

Fragile, de Yes. Une sacré came aussi. Je me suis toujours senti un peu un ovni dans le monde, mais quand tu écoutes ça à l’époque ou Thriller débarque sur la planète, tu as une raison de te sentir martien. Dans Roundabout, j’ai douze ans pour toute la vie. Je ne pourrai jamais vieillir. Cette guitare qui entame le morceau a capturé le temps. Des nuits passées à dormir sous une affiche du groupe, accrochée par mon oncle dans ma chambre, chez ma grand-mère, on achevé d’ancrer Yes dans mon histoire.

Dire Straits, Brothers in Arms ? Le premier CD acheté par mon oncle sur sa chaîne laser. Je découvrais. La nouveauté technologique, une musique différente. Il y a de sacré morceaux dans cet album. Mais c’est aussi une période de ma vie qui lui a fait une place. Treize ans. Un période de tremblement de terre dans la famille. Brothers in Arms c’est tout ça : le bordel, l’arrivée du CD sur le marché français, mon oncle.

Elton John, l’album… d’Elton John. Ecouté chaque jour de classe pendant une année scolaire, vers mes 13-14 ans à la louche, dans la voiture de mon grand-père qui m’emmenait au collège. Une année élevé par mes grand-parents. Une année de secousses. On dirait une année rock’n roll. Je dois connaître chaque mesure de chacun des dix morceaux de cet album. Je l’aime. Il est un bout de moi comme Eleanor Rigby.

seasons come and seasons go

Brothers in Arms, toujours lui, qui m’a accompagné quelques années, a fini par se graver dans mon coeur par la grâce de Katharina, grand tourment venu de l’est en 1989, et repartie aussi vite pour aller écrouler le mur de Berlin. Depuis, Brothers in Arms ou Berlin me font le même effet : Katharina !

Keith Jarrett ! Le concert de Cologne de Keith Jarrett, que j’ai du écouter trois millions de fois (environ). Sa puissance est colossale. Mais il contient aussi des morceaux de mon histoire, un lien à cet oncle, disparu. Et à tant de choses. Ce concert m’accompagne depuis 25 ou 30 ans. Et chaque fois, la jubilation. La 40eme de Mozart ? Je redeviens enfant. Une cassette sur mon magnetophone.

Des morceaux, plus récents, ont aussi marqué leur empreinte. Metric et ses deux albums me renvoient immanquablement à un automne très étrange. No One is Innocent, à une autre période charnière dont je ne soupçonnais pas qu’elle serait à ce point déterminante dans ma vie.

Cette musique qui m’emporte, me calme, aide parfois à calmer un cerveau en ébullition, d’autres fois à construire un rempart sonore pour protéger du monde extérieur, cette musique est essentielle. J’ai grandi entouré de musicien de très grand talent pendant des années, mais je suis incapable de reconnaître autre chose qu’une clé de sol. Cette musique qui fait virevolter mes émotions a donc quelque chose de très exaltant et en même temps de très frustrant : je ne peux pas lui répondre. Mais elle fait partie de ma vie.

It was fun to be young
But please don’t be sad where e’er you are

Bye, fantasmeur !

La première fois, c’était avec Stéphane. Un mec super sympa. Tout maigre, avec son look « hardos » : cheveux très longs et blouson en jean aux couleurs de groupes d’énervés type Slayer.
La première fois c’était chez moi, quelque part au début des années 90. Il était venu passer la soirée à la maison mais il devait travailler en même temps. Il avait un job étudiant depuis peu, un travail qui nécessitait un Minitel et une carte d’appel (ça s’appelait une Carte Pastel à l’époque).

Installé devant mon Minitel, Stéphane s’est connecté au backoffice d’un service « rose » pour lequel il travaillait quelques nuits par semaine, avant de se transformer en Maîtresse Caroline, Master JF, Soumise75, etudiantesalope, jf69 et une vingtaine d’autres personnages.

– SLT. H ou F ? Moi JH23
– SLT. Moi F. 21, Paris
– Décris toi
– Blonde, 1m71, 51kg, 85-60-90. Etudiante. Tu ch. quoi ?
– Rencontre. Tu portes quoi ?

Stéphane m’a présenté à Alain. Alain m’a proposé de travailler pour lui.

C’est comme ça que je suis devenu une dominatrice. Et une étudiante. Et une femme mûre. Une soumise. Une autre dominatrice. Et beaucoup d’autres.
Je suis devenu toutes ces femmes en même temps, quelques nuits par semaine.

Un univers surréaliste, ce bureau rempli de grandes tables, de Minitels, et essentiellement de garçons, entre 20 et 30 ans, jouant majoritairement des femmes.

Ce n’est pas une seule mais une ou deux dizaines, peut-être plus, de messageries distinctes que nous gérons. Du « rose » au SM.
À côté il y a les messageries gays, et aussi la voyance, mais les animateurs ne sont pas les mêmes.

On travaille sur Minitel mais le logiciel est bien pensé. Nous voyons l’ensemble des personnes connectées, savons sur quel service elles sont connectées.
Première étape, activer nos « fantômes », ces faux connectés que nous avons pré-enregistré dans la configuration de nos comptes d’animateurs.
Une fois que nous avons créé à l’avance nos dominatrices, soumises, étudiantes, dominateurs, PDG et autres connectés fictifs, nous pouvons les activer ou désactiver de façon à simuler le comportement de personnes normales.

Un seul objectif : le TMC, temps moyen de connexion. Le nerf de la guerre c’est la minute de connexion. Une minute rapporte 1 franc et quelques à l’éditeur.
TMC minimum : 10 ou 15mn. La nuit on arrive à faire bien mieux.

Ramoneur, 411 minutes de connexion

A chaque message échangé, notre écran nous montre le message précédent que nous avons écrit à ce connecté, sa réponse, et il y a la zone pour répondre.
En prime, l’écran comporte une zone « mémo » dans laquelle on a préenregistré des infos de base sur notre personnage. Une fois les mensurations, l’âge et la description de Delphine ou de Maîtresse Abigail enregistrées, on évitera ainsi de se décrire blonde à un connecté, rousse à un autre… ou pire, au même, un autre jour.

Les connectés ne veulent pas perdre du temps avec des animatrices… mais Il n’y a que des animateurs et des connectés, pas de connectées, guère plus d’animatrices.

Alors voilà, on est prêts pour la chasse : une armée de fantômes, des fiches descriptives pour ne pas faire d’erreurs de casting. Un open-space pour se refiler des tuyaux entre animateurs sur les préférences de tel ou tel. En face, le gibier n’a que peu de chance.

Notre gibier préféré, c’est le soumis. Le soumis veut être humilié. Il veut être fouetté, qu’on lui parle mal. Qu’on lui fasse mal. Le soumis est une source inépuisable de rire, ricanement, mais aussi de déprime. D’ailleurs le gibier il n’est peut-être pas si con. Il a surtout besoin d’y croire.

Quand on a une petite vingtaine, pas beaucoup d’expérience de la vie, et notamment de la sexualité, qu’on débarque dans cet univers de mecs rigolards et jeunes, les premiers temps sont assez poilants.
Comment ne pas se tordre devant ces pauvres gars qui aiment être humiliés, traités de tous les noms, et restent plusieurs heures en ligne pour ça ?
Comment ne pas éclater de rire devant ces soumis à qui l’on commande de s’infliger à distance telle ou telle douleur avec, selon l’inspiration, une pince à linge, ou bougie, ou tout autre objet sorti de notre imagination.

L’ambiance est décontractée, la nuit offre un cadre hors du temps.

« Slt. Tu aimes les sandalettes ? » – Spartacus

On ricane, on découvre éberlué des fantasmes, des pratiques qu’on ne soupçonnait même pas, d’autant qu’on n’a pas connu nous-mêmes beaucoup de femmes. On improvise, la forme de ses seins imaginaires, les caresses qu’on prodigue virtuellement, les scenarii qui plairont a ces hommes. Il veut être tenu en laisse. Il veut être le PDG qui saute sa secrétaire sur son bureau.

On a vingt ans et on les matte. Celui-là essaie de griller les étapes, ne veut pas dialoguer mais veut un numéro de téléphone tout de suite ?

– Bye, fantasmeur !

Souvent il revient bien vite, penaud. On se refile des tuyaux, on promet des rendez-vous, on en donne même. On trouve des excuses, pour le lapin précédent. Et puis au besoin on disparaîtra, on reviendra avec un autre fantôme.

TMC !

Ils ne peuvent pas lutter. On est armés pour la chasse. Ils sont tout nus dans notre forêt. C’est comme un lâcher de cailles dans un ball-trap.

Nous avons même une aide cybernétique à nos côtés : Le Robot.

Alain utilise un robot de dialogue, un logiciel programmé pour se connecter sur la messagerie, comme nous, avec ses fantômes, et brancher les clients.
Les connectés savent qu’il existe des animatrices (sans doute n’ont-ils jamais pensé à des garçons), certains savent qu’il y a des robots.
Mais celui-là est spécial. C’est un sorte de Terminator. Il est très bien fait. Il ne fait pas dans l’intelligence artificielle de science fiction. Il repose sur une grande expérience des dialogues.

Un dialogue sur messagerie se mène. Si on prend le connecté par le bout du nez, on peut l’emmener jusqu’au bout de la nuit.
Inutile de chercher à analyser trop les mots clés, les contextualiser, pour « bien répondre ».
Un dialogue a un rythme, des codes, des étapes clés. Il se déroule un peu toujours pareil. On peut donner le tempo. Le connecté pose une question ? Peu importe, le robot pose lâche une réflexion ou sa propre question. Il n’a pas besoin d’écouter. Il déroule son plan implacable. En face, il y a un homme, qui espère une rencontre, se faire raconter un fantasme. Il veut bander, rêver. Son cerveau est en mode sans échec. Pendant 20 minutes ou 5 heures ce n’est plus avec son cerveau qu’il pense.
Résultat : régulièrement des dialogues de plusieurs heures entre des connectés et le robot.

Les premiers temps de ce job sont donc très drôles. Qu’ils sont cons, qu’ils sont effrayants. Que leurs fantasmes sont graves. On peut les mener si facilement. Etc.

Petit à petit l’empathie reprend du poil de la bête.

Pour trouver un peu d’air, tu crées dans tes fantômes un mec ou une nana qui serait là un peu en touriste, et qui ne chercherait donc pas de plan cul. Juste là pour papoter.
Ce connecté que tu as obligé à s’introduire une grosse bougie avec SevereNatacha45a, parle en même temps de ciné avec ton étudiante touriste.
Tu découvres des gens normaux. Des mecs super sympas avec qui tu pourrais sans doute être pote.
Tu découvres aussi que le type avec les pinces sur les tétons depuis 3h, avec qui tu as déjà tenu 7h40 hier, est chômeur et n’a pas un rond. Tu es en train de l’aider à se mettre un peu plus dans une merde noire. Mais tu es payé pour ça.
Tu commences à te demander avec un frisson que le type à qui tu as ordonné un truc juste pas possible n’est pas vraiment en train de le faire.

Sur le chemin du retour, tu regardes ces hommes dans le métro. Ils te dégoutent. Tous. Vraiment. Ils peuvent tous êtres tes pervers aux fantasmes dégueulasses, ces mecs qui veulent raconter des histoires de PDG violents, qui veulent soumettre des « salopes ». Ceux-là tu es bien content de les faire cracher. Tu te sens un ovni. Tu es un mec mais ça te débecte.
Alors ça te t’amuse plus. Vraiment. Mais c’est un job relativement facile. En tout cas tu maîtrises. Ca met du beurre dans les épinards. Horaires souples. Tu continues.

Après cette période creuse, tu passes en mode automatique. L’empathie pliée dans la poche. La rigolade aussi. On fait le job. Sans plaisir ni prise de tête. Le fouet est mon métier.

Tu as une petite vingtaine et tu as ouvert une fenêtre sur un monde d’une tristesse que tu n’avais pas soupçonnée. Les sales pervers dégueulasses côtoient des types désespérément seuls. C’est bien la solitude qui te frappe. Ils sont seuls dans leurs vies, ou dans leurs fantasmes. Ils y croient, même si parfois il ne sont pas si dupes. Mais ils viennent. De l’autre côté du clavier il y a des humains.

Tu as une petite vingtaine et tu n’étais peut-être pas tout à fait préparé à assumer tout ça.

Je ne sais plus bien combien de temps j’ai fait ça. Quelques mois je crois, avant de raccrocher le fouet.
j’ai bien ri, ça m’a bien pesé. Pendant ce temps, j’ai découvert des visages de la société que finalement peu de gens soupçonnent et encore moins « voient ».
C’était il y a vingt ans. Maintenant je peux à nouveau en rire. Mais je n’ai pas oublié derrière ces anonymes un sentiment de grande solitude.

Le Blanc du Large

Quelle soirée. Je ne me souviens même plus comment elle a commencé.

Il était déjà assez tard quand nous avons atterri du côté du Club Mickey, à moins que ça n’ait été le Club des Dauphins. Un coin tranquille sur la plage.

Sans doute pas de feu de camp. Je ne m’en souviens pas mais vu l’endroit, les gendarmes nous seraient tombés dessus en deux minutes.

Les munitions amenées je ne sais par qui. Des bières, et un cubi premier prix.

La nuit, le chant du ressac, la musique des canettes. Sans doute l’odeur des cigarettes qui font rire de Vincent.

La drôle d’idée ça a été de marier l’Alsace à la Charente, une canette à moitié vide, remplie avec le cubi. Maître Kanter a du boire la tasse.

Le Blanc du Large. Je m’en souviens. Un nom pareil ça vous marque un ado. Blanc du Large, cubi de cinq litres.

Blanc du Large, poésie ou philosophie du picrate local.

Ce jour là c’était le Blanc du Large, d’autres jours j’ai vu du Rosé des Dunes.
Le mélange était rigolo. Un blanc pétillant. Effet garanti ma bonne Dame.

Je me souviens bien de ça. Après c’est plus flou… quand il a fallu rentrer.

Je me souviens m’être drôlement épaté tout seul en ayant réussi à déverrouiller le cadenas à code de mon vélo.

Pas un modèle de poivrot celui-là : 7 clics à droite, 3 clics à gauche, 4 clics à droite. Pas une inscription sur le cadran chromé, juste une molette.
Le cadenas qui la joue fort Knox sur ton vélo rouillé 30 ans d’âge. Knox en Ré.
Eh bien j’ai réussi. Je suis trop fort. Même de jour ça épatait les copains. Y arriver sans hésitation, au milieu de la nuit, mariné au Blanc du Large : je suis trop fort !

Je me souviens aussi de Vincent, moins habile, ou moins chanceux, allongé sur le dos à côté de son biclou, naviguant dans les limbes du Blanc du Large. Il avait largué les amarres depuis longtemps. Le réflexe de le faire se mettre sur le côté, juste au cas où.
Je crois que j’ai bien fait.

J’ai réussi à rentrer, je crois que ça m’a bien fait rire là encore. Dix minutes par temps calme. Combien cette nuit là ? Sans doute deux fois ça.

La dernière ligne droite n’était plus si droite, la traitresse, et le mur de la rue de l’Olivette, que je longeais une seconde plus tôt, a fini par me faire face. Théorie de la relativité appliquée à l’urbanisme (ou au raisin).

Mais j’ai vaincu, je suis arrivé devant la maison sans encombres majeures. Ahah.

Ma grande clé rouillée à la main, j’ai ouvert la porte du garage, silencieux comme une ombre, maîtrise du ninja, plus de cent nuits d’expérience au bout des doigts.

Le vélo glissé à sa place, avant d’aller me coucher j’ai évacué le trop plein de l’Alsace et de la Charente réunies.

C’est en sortant des toilettes que je suis tombé sur mon grand-père.

Oui, je suis rentré, la soirée a été bonne oui. Bon là je suis super fatigué alors je vais aller me coucher. Oui super fatigué. Bonne nuit papi.

Trop facile. Il n’a rien remarqué. Ninja. Au lit. Au réveil ça ira mieux.

Mais a-t-on jamais vu lit aussi… beuhh… ça tourne.
La chambre entière tourne autour de moi. Le monde tourne. Je suis le soleil de l’Alsace et la Charente. La tempête s’est levée. Il faut agir.

Silencieux comme la brise du matin, je me relève, traverse la cour intérieure jusqu’au jardin. Appuyé sur le mur, hauts les coeur, l’Alsace a raison de la Charente, ou l’inverse. Une chose est sûre : la trêve est rompue et c’est la débandade.

Je lève la tête pour reprendre mon souffle. Papi est là.

Il m’emmène jusqu’à la salle de bain voisine et me passe sous la douche. La minute d’après je suis dans mon lit, qui a fini par se calmer. Fin de la partie.

Le lendemain matin, oui c’était sans doute encore tout juste le matin :

– ça va mieux ?
– oui oui

Il ne m’en a jamais reparlé, n’a jamais fait la moindre réflexion, allusion, le moindre reproche. Avais-je même dix-huit ans ? Je m’étais donné la leçon tout seul.
Inutile d’enfoncer une porte ouverte.